“Je suis la seule femme CEO d’une maison de joaillerie”

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Prestigieuse marque de joaillerie française, la maison Boucheron fêtera ses 160 ans l’année prochaine. A sa tête depuis moins de deux ans, Hélène Poulit-Duquesne s’est attelée à “réveiller la belle endormie” avec un solide plan stratégique. Rencontre exclusive à Paris.

Des rivières de diamants, de perles et de raffinement. Pour sa toute dernière collection baptisée Hiver Impérial, le joaillier Boucheron rend hommage au Grand Nord et à la Russie des tsars. Un clin d’oeil au passé pour mieux rappeler son histoire séculaire et son ancrage immuable dans l’univers du luxe.

L’année prochaine, l’honorable maison fêtera ses 160 ans avec, à la clé, une rénovation spectaculaire de sa boutique-phare, place Vendôme, à Paris. L’occasion de rencontrer Hélène Poulit-Duquesne, PDG de Boucheron, pour faire le point sur l’avenir et les défis de cette marque de haute joaillerie.

HÉLÈNE POULIT-DUQUESNE. Moi, je vois principalement deux phénomènes. Le premier est un phénomène très chinois. Cette année, le marché chinois est fortement reparti à la hausse, localement, sur la consommation de produits de luxe et de la joaillerie. Le deuxième phénomène est lié aux attentats de Paris qui ont eu lieu en novembre 2015 et de Nice en 2016 qui ont eu un impact négatif, l’année dernière, sur les voyages d’une clientèle friande de produits de luxe et qui vient acheter en France. Mais là aussi, les voyages ont repris…

Profil

Diplômée de l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC).

Après avoir débuté sa carrière chez LVMH, Hélène Poulit-Duquesne rejoint Cartier International (groupe Richemont) en 1998 où elle exerce diverses responsabilités managériales sur le segment de l’horlogerie.

En 2010, elle est nommée directrice marketing international de Cartier et devient, quatre ans plus tard, directrice International business and client development.

En septembre 2015, elle est débauchée par le groupe Kering (ex-PPR) et devient PDG de Boucheron.

Pourtant, Kering (ex-PPR), le groupe auquel appartient Boucheron, n’a jamais cessé, quant à lui, de voir son chiffre d’affaires gonfler : 11,5 milliards en 2015, 12,3 milliards en 2016, une croissance de 31 % au premier trimestre 2017…

Pourquoi Kering a performé ? Il y a eu le grand retour de Gucci et puis, Yves Saint Laurent a aussi réalisé de belles performances, mais je laisse le soin aux responsables de Kering de s’exprimer sur ces chiffres. Ce n’est pas mon job.

Vous pouvez néanmoins commenter les bons résultats de Boucheron qui a connu une croissance à deux chiffres pour ce premier trimestre 2017…

Premièrement, le marché va plutôt bien. Et deuxièmement, on est en train de repositionner la marque et de la remettre à sa juste place. Cela porte ses fruits. On n’a pas encore commencé le vrai développement commercial et le vrai push en termes de communication, mais on a aujourd’hui une vision assez claire de qui on est et de ce qu’on veut faire, ce qui n’était pas le cas avant.

Vous êtes arrivée à la tête de Boucheron il y a presque deux ans. Avec quelle mission exactement ?

Quand je suis arrivée, j’ai posé un plan à 10 ans, extrêmement détaillé, sur tous les aspects de la marque : les produits, la communication, le réseau, le nombre de points de vente, les ressources humaines, etc. Tout y était et c’est la première fois que Boucheron est porté par une vraie vision. Avant, il n’y avait aucun statement précis, écrit, même sur les trois prochaines années. Sans doute parce que la maison, jusqu’ici, travaillait en silo, avec chacun dans son coin, sur ses dossiers, sans vision commune. Attention, ce n’est pas un jugement de valeur. Beaucoup de petites entreprises fonctionnent sur une base ” day to day “. Moi, je suis incapable de travailler à la journée. Je me projette tout le temps dans le futur et si on est venu me chercher, c’est aussi parce que je suis comme ça. Là, j’ai déjà passé les festivités des 160 ans et je suis en 2019.

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Quand vous avez découvert l’entreprise, vous avez été surprise ? Il y avait un potentiel qui était sous-exploité ?

Ça, tout le monde le savait ! La plupart des gens qui travaillent dans le secteur du luxe depuis des années sont fous amoureux de Boucheron. Moi, je faisais partie des aficionados de la marque, mais on l’appelait ” La belle endormie de la place Vendôme “. Donc, si je suis venue, c’est pour réveiller cette belle endormie. C’est ma mission. Je sais que j’ai une pépite entre les mains.

L’idée de célébrer les 160 ans de la marque en 2018, c’est une pure opération marketing ?

Boucheron est le premier joaillier de la place Vendôme avec 160 ans d’histoire. Vous pouvez le voir comme une opération marketing, mais sachez que pendant mon processus de recrutement, quand j’ai vu François-Henri Pinault, je lui ai dit : ” C’est génial, on va célébrer les 160 ans de Boucheron en 2018 ! ”

Et lui, il a dit ” Ah bon ” ?

(Rires) J’avais déjà pensé à tout. C’est une date suffisamment importante pour être célébrée, d’une manière ou d’une autre. Moi, j’aime bien les anniversaires et dans la trajectoire dans laquelle se trouve Boucheron aujourd’hui, ce serait dommage de se priver de raconter qu’on a 160 ans d’histoire. Donc, c’est peut-être du marketing, mais je pense que c’est du bon marketing (rires) !

Aujourd’hui, quels sont vos marchés prioritaires ?

Quand je suis arrivée, j’ai fait l’analyse suivante : on n’a pas de problème de produits. On a de super produits et on a fait une nouvelle campagne de communication. En revanche, on a des pans entiers de la mappemonde qui n’ont pas été explorés. En fait, on s’est développé en Europe, au Moyen-Orient et au Japon. Terminé ! Tout le reste, on ne l’a pas fait. Mes priorités sont aujourd’hui l’Asie et plus particulièrement la Chine, Hong Kong et Taïwan.

Si je suis venue, c’est pour réveiller cette belle endormie.

Le marché des Etats-Unis n’est plus prioritaire pour vous ? Est-ce parce qu’il est devenu encore plus protectionniste aujourd’hui ?

Les Etats-Unis, c’est un vrai gros, gros, gros marché du luxe, mais historiquement, les marques européennes ont beaucoup de mal à s’y implanter. Les Américains sont très attachés à leurs marques, comme Tiffany, par exemple. En tant qu’Européen, il faut 10 ans pour faire votre trou à coups de budgets médias monstrueux, parce que le marché est gigantesque géographiquement et que le retail est intouchable. Donc, le retour sur investissement est beaucoup plus long qu’en Asie.

Une étude récente du cabinet de conseil A.T. Keaney annonce que le marché africain sera, à moyen terme, le nouvel eldorado du luxe. Qu’en pensez-vous ?

Je suis dubitative. Très dubitative. C’était pareil avec le Brésil. Il y a quelques années, des médias ont titré ” Le Brésil, le nouvel eldorado du luxe ” ! Des boutiques se sont ouvertes et on les a vite fermées. Les riches Brésiliens ont continué à acheter à l’étranger et ils n’ont pas acheté chez eux. Moi, j’ai l’impression qu’après la Chine, il n’y a pas vraiment de nouvel eldorado dans le luxe.

Quel est aujourd’hui la part de l’e-commerce chez Boucheron ?

Zéro ! Et j’en suis malade ! Alors, il faut quand même rappeler que, historiquement, Boucheron a été le premier joaillier à se lancer dans l’e-commerce. C’était vers 2006-2007 et il a arrêté trois années plus tard. Il était en avance sur son temps. Ça, c’est mon analyse. Personnellement, j’ai beaucoup travaillé sur l’e-commerce chez Cartier. Qu’on le veuille ou non, aujourd’hui, l’e-commerce, c’est une nécessité. Les clients ne comprennent pas qu’ils ne peuvent pas acheter une bague de prestige sur Internet. Cependant et malheureusement, l’e-commerce ne reste qu’une portion du chiffre d’affaires extrêmement faible : selon les maisons de joaillerie, c’est entre 2 et 7 %. Donc, ça fait de tout petits chiffres pour des investissements colossaux en termes humains et logistiques. Et nous, aujourd’hui, on ne peut pas se le payer…

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Vu de l’extérieur, cela semble étonnant : le groupe Kering, c’est plus de 12 milliards de chiffre d’affaires avec une sacrée marge. Ce ” non-investissement ” n’est-il pas un non-sens ?

C’est compliqué. Depuis que je suis arrivée, je n’ai eu qu’un objectif, celui de faire des choix. Je pense qu’on ne fait pas bien son travail si on ne fait pas des choix. Mais pour cela, il faut être courageux. Moi, j’ai fait des choix en disant, par exemple, priorité sur la joaillerie. L’horlogerie, ce n’est pas ma priorité, même si mon coeur, vu mon expérience chez Cartier, est très horloger. Mais il faut penser à la boîte, pas à soi. Si on se dit que tout est prioritaire, on ne fait rien. Moi, je n’ai pas de problème à prendre des décisions et à faire des choix douloureux. Chez Boucheron, j’ai dit aussi : on n’ira pas aux Etats-Unis. Cela me fend le coeur, mais priorité à l’Asie. Et donc, on ne peut pas non plus faire de l’e-commerce tout de suite, même si je sais que c’est une priorité absolue. Aujourd’hui, je dois d’abord asseoir le socle d’une réussite. Et ma grosse priorité est d’abord géographique.

Mais en retardant l’e-commerce, ne ratez-vous pas une clientèle dite digital native, émergente, qui est probablement votre clientèle de demain ?

Probablement. En tout cas, on ne peut pas se payer, pour l’instant, un site d’e-commerce de qualité en propre, c’est-à-dire si on le crée nous-mêmes. Donc, on est en train de voir si on ne peut pas le faire via des partenariats externes. On va sans doute commencer au mois de novembre, mais on n’ira pas en direct. Ce sera via des plateformes multi-marques.

Boucheron est tout de même présent sur les réseaux sociaux. Là, vous avez mis en place une stratégie…

Elle est très forte ! En fait, quand je suis arrivée chez Boucheron en septembre 2015, j’ai demandé quel était le pourcentage des dépenses médias consacrées au digital. Et on m’a répondu : zéro ! Alors, j’ai dit : OK, l’année prochaine, cap sur 20% ! On m’a répondu : ce n’est pas possible, on ne sait pas le faire, on n’aura pas de contenu, etc. On a fini 2016 à 25 %. Ensuite, pour 2017, j’ai dit que ce serait 40 % et on va probablement finir à 45 %. Et 2018, ce sera 60 %.

Ma philosophie du management est très animale.

Cela veut dire que vous allez moins investir dans les médias traditionnels et donc, par exemple, dans la presse papier ?

Non ! On va même investir beaucoup plus puisqu’on va revoir à la hausse les montants d’investissement…

Donc, vous allez doper votre budget global de communication ?

Fortement.

Cela veut dire que les chiffres sont très bons, alors !

Cela veut dire que le groupe nous soutient beaucoup (rires) !

Les changements de comportements avec l’émergence des smartphones et des montres connectées ne font-ils pas perdre, peu à peu, leur raison d’être aux montres traditionnelles ?

Moi, je n’ai jamais cru à cette théorie, mais je pense que je me suis probablement trompée. Là, je suis tout à fait humble sur ce sujet parce que c’est une discussion que j’ai eue de nombreuses fois. Personnellement, je pense que les très belles montres resteront des objets que l’on collectionne. On ne sera jamais en concurrence avec un iPhone qui coûte 1.000 euros. De toute manière, l’heure, aujourd’hui, vous l’avez partout. Donc, je ne pense pas que ça va tuer la belle horlogerie. Maintenant, sur des montres de milieu de gamme, autour de 2.000 ou 3.000 euros, il y a probablement un phénomène de cannibalisation.

Mais Apple fait aussi des montres connectées en or et en diamants. Pour vous, ce n’est pas un concurrent ?

Si, ça commence à devenir un concurrent, mais j’ai cru comprendre qu’ils en ont vendu très peu. Et puis, a-t-on vraiment envie d’investir dans un produit avec des matériaux nobles, certes, mais qui, d’un point de vue technologique, sera dépassé très rapidement ? Cela me paraît un peu compliqué…

La belle montre traditionnelle reste donc une valeur refuge et un investissement fiable ?

Je le pense, oui.

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Vous devez sans cesse vous différencier dans un marché qui est très concurrentiel. Comment fait-on justement pour se démarquer, pour innover, pour entretenir cette créativité qui va faire la différence ?

Je pense que c’est une question de personnes. Dans notre ADN, on a une forte composante innovante qu’on a réactivé chez Boucheron avec Claire Choisne, la directrice artistique, sur la partie produit. Nos deux cerveaux s’enclenchent hyper bien, elle et moi, sur tous les sujets qui touchent à l’innovation. En fait, aujourd’hui, il y a deux manières d’innover : soit vous êtes très gros, très riche, et vous mettez beaucoup d’argent sur la table, mais ça peut être long et très coûteux ; soit vous innovez d’une manière beaucoup plus rigolote, c’est-à-dire qu’on est trois pelés et deux tondus, et on va le faire de façon extrêmement agile avec des bouts de ficelle. Et cette manière-là, elle est beaucoup plus efficace parce qu’on peut repousser les limites de la joaillerie.

Vous intervenez visiblement dans le processus créatif pur. Vous n’êtes pas ” que ” la PDG de Boucheron…

Moi, je suis une femme de produits. Ça, c’est mon histoire personnelle. Je suis une femme de marketing. C’est physique. Quand je vois un produit, je dois intervenir !

Mais la directrice artistique ne vous dit pas : ” Oh, mais laisse-moi tranquille ” ?

Non, parce qu’on s’entend hyper bien. On fonctionne très bien toutes les deux. Et puis, il ne faut pas oublier que nous sommes deux femmes…

C’est rare dans le monde du luxe ?

Je suis la seule femme CEO d’une maison de joaillerie.

Comment expliquez-vous cela ? Il y a encore du sexisme dans l’univers du luxe ?

Je n’en sais rien, je ne veux pas savoir, mais en tout cas, je pense que, dans ma façon de vivre la joaillerie, j’apporte autre chose aux clientes. Moi, j’essaie toutes les pièces, je veille à ce que le porté soit toujours confortable et je veux toujours être sûre qu’elles soient manipulables aisément. Du coup, Claire et moi, nous incarnons deux regards féminins sur des produits faits pour les femmes. Et je pense que ça nous touche aux tripes, forcément. On est hyper concernées.

Cela a-t-il été étrange, pour vous, de passer d’un ” monstre ” comme Cartier qui compte plus de 5.000 employés à une ” petite entreprise ” comme Boucheron qui n’en compte que 400 ?

Cela n’a plus rien à voir. C’est très bizarre. Vous perdez tous vos repères. Mais, en revanche, je me sens très recentrée depuis que je suis chez Boucheron. Moi, je suis une femme de PME, c’est-à-dire que prendre un projet, peser une vision, embarquer tout le monde, c’est tellement moi ! Je me sens bien, recentrée.

Quel est votre plus grand défi aujourd’hui ?

Le change management. C’est ma priorité absolue. Je dors, je rêve et je me lève avec ça. C’est ça, mon défi : parler, expliquer, raconter, embarquer, réexpliquer, redire où on va…

Mais vous avez déjà bien enclenché le processus, non ?

Oui, mais vous savez, changer est probablement l’une des choses les plus dures pour l’être humain. Et Boucheron est quand même une maison qui, depuis 20 ans, vivait avec un certain nombre de schémas. Donc, il y a des lignes qui doivent bouger et c’est douloureux. C’est douloureux pour l’être humain de changer, même pour le meilleur. Là, j’ai l’impression de prêcher toute la journée.

C’est quoi être un bon manager selon vous ?

Vous allez exploser de rire, mais ma philosophie du management, elle est très animale. Ce n’est pas très moderne, mais je suis convaincue qu’un bon manager, c’est quelqu’un qui donne la vision, qui dit ” on va là ! ” et qui conduit la meute en la protégeant. Dans le monde animal, du moins chez les loups, ce n’est pas le chef qui s’autoproclame, mais c’est la meute qui choisit son chef. Quand on se sent protégé, on libère son potentiel. C’est très primitif. Alors que dans les boîtes où les managers font peur à leurs équipes, les employés ne livrent pas leur plein potentiel.

Et vous, vous faites courir la meute qui était, jusqu’ici, plutôt en train de marcher…

Voilà, c’est exactement ça (rires) ! La louve est partie et il faut la suivre.

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