Maison De Greef: 7 générations de gardiens du temps

Brice Wittmann: C'est comme un train générationnel, je me vois comme le wagon-bar entre eux et la future génération. © -

En 2018, la famille Wittmann célèbrera les 170 ans de la Maison De Greef, la plus ancienne horlogerie-joaillerie belge. Les secrets de cette longévité ? Expertise, stratégie sans cesse questionnée, esprit de famille et une attention particulière à l’humain.

“Lorsque notre père est décédé en 1998, Arnaud et moi avons racheté sa part à notre frère Philippe puis, quelques années après, l’usufruit de notre mère afin qu’elle soit libérée de ses obligations, raconte Jacques Wittmann. Nous avons eu de la chance, c’est vrai, mais nous avons mis 20 ans à tout rembourser, et longtemps nous ne nous sommes payé qu’un salaire tout à fait moyen.”

Encore étudiants, les frères prêtent main-forte au magasin de la rue au Beurre pour gagner un peu d’argent de poche et, bien que rien ne les y prédestine, ils attrapent tous deux le virus familial. Ils travaillent à la vente, au remplacement des piles de montres, à l’aménagement des vitrines, et se font leur place au fil du temps.

Jacques se passionne pour l’horlogerie et Arnaud, dessinateur de formation, pourra bientôt exprimer son talent à la création joaillière. Quand ils reprennent l’affaire, elle est florissante mais gérée “à l’ancienne”.

“Un bon exemple est le stock, poursuit Jacques Wittman. Pour notre père, c’était l’ennemi. Formés par lui et encadrés par son fiscaliste qui était très rigide, nous avons d’abord poursuivi la même stratégie, mais nous sommes vite rendu compte que si nous voulions vendre de belles pièces, il fallait les avoir en stock ! Nous avons donc fait le pari de l’étoffer et de le construire, et cela a payé.”

Une affaire saine mais un peu figée

La façade du plus petit des grands magasins bruxellois, de 1848 à 2017.
La façade du plus petit des grands magasins bruxellois, de 1848 à 2017.© –

L’affaire est pleine de potentiel, mais poursuivre la politique paternelle la mettrait en danger. D’autant qu’à l’époque, le quartier n’est pas attractif : les stylistes flamands ne sont pas encore arrivés rue Dansaert, il n’y a aucun passage et les détaillants en horlogerie ferment les uns après les autres. Les deux frères investissent donc dans une campagne d’affichage décalée pour l’époque, avec une femme en minijupe, qui positionne De Greef comme véritable destination moderne, notamment pour les femmes, un peu négligées jusqu’alors.

Parallèlement, les gammes horlogères sont “nettoyées” : exit, les premiers prix qui servaient d’appel en vitrine, où les tocantes à 15 euros côtoient Cartier ou Patek Philippe. “Ce qui nous faisait rêver, c’était la saga Cartier. Dans les années 1920-1930, le monde entier se rendait rue de la Paix à Paris, voyageant parfois jusqu’à trois semaines pour cela. C’est un réel objectif pour nous, encore aujourd’hui : pourquoi pas le monde entier rue au Beurre ? !”

Renforcer les expertises

Dans les années 2000, les deux frères pressentent que pour grandir, il faudra compter sur des soutiens extérieurs. “Nous faisions tout nous-mêmes, un peu à la bonne franquette. Notre logo avait déjà été redessiné plusieurs fois en interne : puisque nous savions le faire, pourquoi dépenser de l’argent ailleurs ? C’était une erreur, car nous ne pouvions à la fois gérer le magasin, plongés dans le day-to-day, et avoir le recul nécessaire pour analyser le marché, sentir les tendances et nous positionner en conséquence.”

De gauche à droite: Arnaud Wittmann (administrateur délégué et directeur-créateur Joaillerie), Brice Wittmann (communication, développement et stratégie digitale) et Jacques Wittmann (administrateur délégué et directeur Horlogerie).
De gauche à droite: Arnaud Wittmann (administrateur délégué et directeur-créateur Joaillerie), Brice Wittmann (communication, développement et stratégie digitale) et Jacques Wittmann (administrateur délégué et directeur Horlogerie).© –

Depuis cinq ans, la Maison De Greef s’entoure donc d’experts : l’identité visuelle est confiée à l’agence Base Design, les contenus online sont produits par une société d’édition et Brice, le fils de Jacques, s’est vu proposer de prendre en charge la communication, le développement et la stratégie digitale. Son âge l’inscrit dans une certaine vision de la société et de l’évolution des outils marketing et communicationnels : “Si on m’avait proposé de collaborer il y a 10 ans, cela n’aurait eu aucun sens. Je ne me voyais pas travailler dans une maison aussi vieille, et après avoir travaillé dans l’horeca avec ma mère (restaurant Viva M’Boma, rue de Flandre, Ndlr), je ne voulais pas travailler avec mon père !”

Il confie volontiers que la réussite de son intégration est liée à la qualité de ses deux mentors, auprès desquels il se forme mais qui sont aussi à l’écoute. “Le timing est parfait pour moi, confie Brice. Jacques et Arnaud ne sont pas assez âgés pour être figés dans des certitudes et ils sont au sommet de leur expertise. C’est comme un train générationnel : je me vois comme le wagon-bar entre eux et la future génération. On m’écoute, j’ai voix au chapitre, c’est un échange constant.”

Ne pas céder aux sirènes du marché

Il y a une dizaine d’années, la Maison De Greef aurait pu devenir une chaîne et s’implanter dans plusieurs quartiers bruxellois et d’autres villes stratégiques pour la clientèle de luxe, comme Knokke par exemple. Mais les frères ne veulent pas voir se dissoudre leur âme de commerçant, le service sur mesure, le contact personnel avec leurs clients, et font le pari de développer la maison mère telle qu’en elle-même.

La façade du plus petit des grands magasins bruxellois, de 1848 à 2017.
La façade du plus petit des grands magasins bruxellois, de 1848 à 2017.© –

Le marché de l’horlogerie a également fait le forcing auprès des détaillants pour imposer des corners exclusifs dans les boutiques. “Si on les avait écoutés, le magasin aurait perdu son identité. Nous avons un héritage riche et long, il faut le faire grandir en s’ancrant dans la modernité, il faut garder l’équilibre”, précise Jacques Wittmann. Ainsi, lorsque le groupe suisse Patek Philippe leur propose de devenir point de vente exclusif, ce n’est pas un corner que les Wittmann lui offrent, mais bien une boutique à part entière, qui développe une identité propre sans “polluer” celle de la maison mère.

C’est aussi pour pallier l’instabilité du marché horloger que les Wittmann entretiennent leur indépendance. “Depuis quelques années, nous avons cessé de travailler avec les marques qui ne respectent pas notre éthique, nous refusons des collections entières si elles ne répondent pas à nos critères”, explique Jacques.

Et le focus est mis, pour les années qui viennent, sur les créations joaillières d’Arnaud. “Grâce à la joaillerie, nous pourrons rester indépendants, car on ne connaît pas la stratégie des groupes horlogers et on ne veut pas dépendre de partenaires extérieurs, affirme Arnaud Wittmann. La bijouterie, c’est notre création, nous ne dépendons de personne. Mon objectif est de consolider et développer la marque De Greef. J’aimerais que nous devenions le Tiffany belge ! Quand la base sera solide, on pourra imaginer ce qu’on veut, comme ouvrir de petites boutiques de joaillerie. Le bijou représente aujourd’hui 10 % du chiffre d’affaires et nous visons les 50/50, tout en augmentant le CA total.”

Des outils de communication et de marketing à la pointe, mais toujours un état d’esprit qui marie fibre entrepreneuriale et respect de la bienfacture, de l’éthique et des clients : “Nos vies sont dédiées à la Maison De Greef, nous gardons en tête qu’on doit laisser quelque chose de sain, qui a grandi dans la bonne direction. Nous voulons laisser un bel héritage ; c’est un grand défi, et pas seulement financier” conclut Brice Wittmann.

Anne Boulord

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