S’étendre au-delà des frontières, ces entreprises familiales veulent jouer la Champions League

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Quand les entreprises familiales repoussent leurs frontières, elles le font souvent à la lettre : elles étendent leur rayon d’action géographique et concluent des partenariats ou procèdent à des acquisitions à l’étranger. Mais cette volonté de croissance internationale n’est pas une garantie de succès. Dans quelles conditions un entrepreneur familial peut-il envisager une aventure à l’étranger ?

A la demande de l’Institut de l’entreprise familiale, Johan Lambrecht, professeur à la KU Leuven et grand défenseur des entreprises familiales, a étudié en 2016 les raisons pour lesquelles de nombreuses entreprises familiales vivaient aussi longtemps. Sa conclusion ? Les grandes et moyennes entreprises familiales qui vivent longtemps ont souvent franchi le pas de l’internationalisation à un stade précoce. Elles ont ainsi pris l’ascendant sur la concurrence. Cette vision à long terme n’est cependant pas la seule bonne raison d’internationaliser ses activités pour une entreprise familiale. Le marché domestique peut être saturé, alors que les coûts continuent à augmenter. Le produit ou le service peut être si intéressant que des marchés étrangers le lorgnent avec avidité. Mais les experts soulignent que l’appel du chiffre d’affaires à l’étranger ne peut être le seul critère à prendre en compte lorsqu’on évalue des projets d’expansion. L’entreprise familiale qui vise un succès mondial doit pouvoir répondre positivement à cinq grandes questions.

La famille est-elle unanime ?

Non seulement l’entreprise, mais la famille aussi doit être prête à se lancer dans l’aventure. La famille doit notamment évaluer soigneusement les conséquences internes d’un tel projet. Rik Donckels, professeur émérite à la KU Leuven-Campus de Bruxelles, fondateur en 1983 du Centre d’études sur les PME et cofondateur de l’Institut de l’entreprise familiale : “Imaginez que quelques membres de la famille se profilent – à tort ou à raison – comme futurs dirigeants d’une entreprise familiale. Des projets d’internationalisation peuvent avoir raison de telles ambitions, car le changement de contexte exigera un profil différent des dirigeants”.

C’est pourquoi la famille, par concertation interne et selon les règles établies dans la charte familiale, doit répondre à trois questions de base, professe Rik Donckels. “Comment s’établira la direction à l’avenir ? Quelles modifications dans la structure de propriété pouvons-nous prévoir ? Dans quelle mesure et à quel point faudra-t-il modifier le conseil d’administration ? Dans de nombreuses entreprises familiales, ce sont des questions particulièrement délicates ! Un soutien et un accompagnement externes peuvent apporter une aide efficace dans la plupart des cas. Cette discussion devra en tout cas être menée si la famille veut éviter un grand écart.”

Les produits et services ont-ils une chance à l’international ?

“Dans 99 % des cas, les entreprises familiales n’internationaliseront leurs activités qu’après avoir accumulé une bonne expérience sur le marché local.” © PG

Les entreprises familiales qui optent à l’unanimité pour une aventure à l’étranger doivent faire des choix. Celles qui proposent un assortiment de produits plus divers devront, par exemple, définir les fers de lance de leur internationalisation. Ce ne doit pas nécessairement être le produit ou le service qui a fait le succès de l’entreprise familiale sur le marché local. Mais les enseignements locaux sont importants, souligne Pierre Walkiers, managing director d’ING Corporate Finance. “Dans 99 % des cas, les entreprises familiales n’internationaliseront leurs activités qu’après avoir accumulé une bonne expérience sur le marché local. Etre performant sur le marché domestique est une condition absolue, mais ensuite, il faudra faire des choix. A l’international, concentrez-vous sur les produits et services dans lesquels vous êtes très performants. Pas sur tout en même temps.”

L’entreprise familiale est-elle prête pour briguer le leadership ?

Ensuite, il s’agit d’analyser le reste de la chaîne. L’entreprise dispose-t-elle d’une capacité de production suffisante ? Est-elle capable de s’adapter à des différences culturelles ? Dispose-t-elle d’un service après-vente performant pour les pays concernés ? “Et c’est à ce niveau qu’intervient l’importance d’actionnaires externes, affirme Pierre Walkiers. Des entreprises familiales comme Delvaux et Marcolini ont ouvert leur capital à des investisseurs étrangers. Cela leur a permis non seulement de renforcer leur colonne vertébrale financière, mais aussi de mieux aborder les défis culturels. Les investisseurs externes ont apporté une expérience qui n’était pas présente dans l’actionnariat.”

Cette expérience est nécessaire non seulement dans le capital, mais aussi au sein du management. Des dirigeants d’entreprise très performants au niveau local ne sont pas par définition adaptés à l’international. “Tendez un miroir à votre management, supplie Rik Donckels. Lors d’une internationalisation des activités, l’organisation est soumise à une pression. Le management belge n’est pas nécessairement la meilleure solution. Idem d’ailleurs pour le conseil d’administration. Comment pouvez-vous l’évaluer à l’avance ? La meilleure école reste l’expérience d’entreprises qui se sont déjà attaquées aux marchés visés, avec succès ou non. Voyez ce qui s’est bien passé, et les domaines où elles ont rencontré des difficultés.”

Quelle est la meilleure approche ?

“Tendez un miroir à votre management. Lors d’une internationalisation, le management belge n’est pas nécessairement la meilleure solution.” © PG

Les entreprises familiales qui font le choix de l’internationalisation ne doivent pas passer trop de temps sur leur pré carré. Les premières étapes, parfois modestes, qui ont déjà été franchies ont besoin d’un cadre plus structurel, soulignent tous les spécialistes. “De nombreuses entreprises abordent l’internationalisation de manière presque organique, par une accélération des exportations, explique Philippe Haspeslagh, président d’Ardo et professeur spécialisé dans les entreprises familiales à la Vlerick Business School. Souvent, les premières exportations sont des manoeuvres opportunistes, là où il y a de la demande et dans des niches non exploitées. A un certain moment, cet exercice a besoin de structure, et vous devrez mener les études de marché requises pour affiner les priorités.” Rik Donckels plaide également pour une bonne documentation avant la mise en oeuvre des projets d’expansion. “Ne laissez pas traîner une telle décision pendant des années ! N’en restez pas trop longtemps à la volonté d’y réfléchir. Synthétisez et établissez une proposition concrète que vous pouvez soumettre à la famille et au conseil d’administration.”

Que doit comporter fondamentalement une telle proposition, outre la vision à long terme, un financement et un programme d’investissement ? “L’approche concrète du marché, répond Pierre Walkiers. Allez-vous travailler avec des agents ou des distributeurs, constituer une filiale ou opter pour des acquisitions ? Ce sont aujourd’hui les possibilités traditionnelles. Mais on voit de plus en plus d’entreprises familiales développer les activités à l’étranger via l’e-commerce. Dans ce cas, elles n’ont pas besoin d’argent, de distributeur ou de filiale, mais sachez que le choix de l’e-commerce ne vous exonère pas de répondre à toutes les questions. Un plan clair reste indispensable.”

Tous les risques sont-ils couverts ?

Enfin, un plan d’internationalisation de qualité doit permettre à la famille de couvrir les principaux risques liés à l’opération. Des entrepreneurs comme Bart Van Malderen savent qu’il n’est jamais possible d’éviter tous les risques. Mais vous pouvez anticiper les éventuels pièges. “Engager les personnes adéquates peut déjà faire une différence, souligne Philippe Haspeslagh. Quelqu’un qui a de l’expérience dans le développement d’activités internationales et garantit que le projet pourra être mené à bien. Une telle personne collectera des informations, travaillera de manière professionnelle avec des partenaires externes et réfléchira aux problèmes qui peuvent se poser après une acquisition.”

Toutefois, les entreprises familiales ne doivent pas s’arrêter aux risques financiers. Rik Donckels souligne à nouveau l’importance d’une bonne entente au niveau familial. “Développez un plan de communication clair, préconise le professeur émérite à la KU Leuven. N’attendez pas que le projet soit bouclé avant de l’annoncer à la famille. C’est délicat, mais informez régulièrement les membres de la famille. Naturellement, cela accroît le risque de fuite. Fixez dès lors des règles en matière de confidentialité. Insérez dans la charte familiale des dispositions qui sanctionneront si nécessaire tout manque de discrétion. Vous créerez ainsi un contexte optimal pour les responsables de l’internationalisation.”

AB InBev : d’entreprise familiale à leader mondial

A la fin des années 1980, on ne savait pas ce qu’Interbrew deviendrait aujourd’hui. Par contre, il était déjà clair que les actionnaires du leader belge du marché brassicole voulaient s’internationaliser.

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Plusieurs étapes ont permis d’en arriver au leader mondial du marché que l’on connaît aujourd’hui. D’abord, réussir le pari du marché intérieur, ce qui est le cas d’AB InBev qui occupe, encore aujourd’hui en Belgique, la place de leader avec environ 55 % du marché. Ensuite, faire le choix d’une gestion internationale. Cela n’a pas toujours été très populaire chez nous, mais le comité du groupe à l’international ne compte qu’un seul Belge. Ce qui n’empêche toutefois pas qu’AB InBev ait permis à des centaines de Belges de réaliser une carrière internationale ces dernières années au sein du brasseur mondial.

Par ailleurs, les familles ont, très tôt, fait le choix de quitter les activités opérationnelles. La fusion des brasseries Artois (Louvain) et Piedboeuf (Jupiler à Liège) a eu lieu à la fin des années 1980. Avec pour conséquence, le retrait des actionnaires familiaux des opérations. Ils se contentaient alors de déterminer la ligne stratégique générale du conseil d’administration. Et c’est toujours à partir du conseil d’administration que les familles contrôlent le brasseur mondial, encore aujourd’hui, avec les actionnaires brésiliens. Parce que pour arriver où ils en sont aujourd’hui, les familles AB InBev ont accepté d’ouvrir l’entreprise au capital externe. D’abord, en décembre 2000, à travers la mise en Bourse d’Interbrew. Et en mars 2004, quand a suivi la fusion avec le leader du marché brésilien AmBev. Les familles belges et brésiliennes détiennent aujourd’hui environ 46 % des actions.

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