Paul Vacca

‘La guerre entre le numérique et l’analogique est devenue obsolète’

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Mystère de notre société perfectionnée. A l’heure d’Instagram et de Snapchat, l’appareil photo argentique revient. Polaroid relance son usine vouée à la destruction et sort un nouvel appareil. Même Kodak – pourtant cité dans les écoles de commerce comme exemple de mort sur le front de l’ubérisation – sort un pied de la tombe.

Plus spectaculaire encore, alors que l’on possède des milliers d’heures de musique disponibles dans son smartphone via les offres de streaming, le vinyle, ce vieil objet encombrant, revient dans les bacs. Ou plus exactement, on reconstruit des bacs pour accueillir son retour 25 ans après sa quasi disparition.

Pour expliquer le phénomène, certains évoquent un effet de mode lié à la nostalgie. En substance, les millennials et autres hipsters se créeraient un monde à la Wes Anderson comme ils joueraient avec un filtre vintage d’Instagram. Le mystère reste entier. Car comment des jeunes pourraient-ils être nostalgiques de vinyles que leurs parents ne possédaient même pas ? Au mieux, dans leur berceau, ils mâchouillaient des CD. Décrypter ce phénomène sous l’angle de la nostalgie est une erreur. Car la renaissance du vinyle est justement portée en priorité par ceux qui ne l’ont pas connu, pas vraiment adeptes du ” c’était mieux avant “.

Le phénomène auquel on assiste ressemble à s’y méprendre à ce qui se passe dans Pierre Ménard, auteur du Quichotte, une nouvelle de Jorge-Luis Borges publiée dans son ouvrage Fictions. Dans cette nouvelle, Borges imagine un écrivain français du 20e siècle, du nom de Pierre Ménard, qui entreprend de réécrire le Don Quichotte de Cervantès. Pas une adaptation, non, mais bien une réécriture. Mot pour mot. Et de fait, ce qu’il obtient, c’est le Don Quichotte de Cervantès… Mais en même temps, c’est tout autre chose. Le résultat, note avec perversité le narrateur, est bien supérieur à l’original ! Là où Cervantès écrivait ” platement ” dans l’espagnol de son époque, Pierre Ménard propose, lui, quelque chose d’infiniment plus riche, à savoir une ” recréation linguistique “. De plus, il développe une technique nouvelle : l’anachronisme délibéré. Chaque mot, dans le contexte du 20e siècle, possède de fait une résonance autre.

Plus la pratique numérique gagne du terrain, plus l’attractivité des supports analogiques se renforce.

Il en va de même pour les vieux supports. Alors qu’auparavant, le vinyle, la photographie et le livre papier constituaient les seuls accès possibles à la musique, à l’image ou à la culture, ils se métamorphosent aujourd’hui dans notre écosystème digital généralisé en de ” nouvelles expériences “. Sous cette perspective, l’écoute d’un vinyle devient un ” engagement intégral avec le concept de l’album hors du flux d’une play-list “, la photo argentique est ” un partage sensoriel en dehors des réseaux sociaux “, et le livre papier un ” support immersif 100 % déconnecté riche de toutes les connections internes “… Comme le Don Quichotte de Ménard : c’est le même que celui de Cervantès et pourtant tout autre. C’est l’analogique 2.0.

Cela invite à entrevoir la notion même de progrès autrement. Pas comme une ligne ascendante ininterrompue tendant vers une numérisation intégrale. Au-delà de l’effet de mode, la résurgence du vinyle est une dynamique qui est portée structurellement par la révolution numérique. Plus la pratique numérique gagne du terrain, plus l’attractivité des supports analogiques se renforce.

Du coup, il semble assez vain d’opposer les deux. De céder un peu facilement à l’imaginaire darwiniste du ” grand remplacement ” des supports. Analogique et numérique sont appelés à s’enrichir mutuellement. Les industries culturelles historiques gagnent à s’ouvrir aux apports du numérique sans avoir à craindre leur disparition. C’est le cas, par exemple, de la radio dans la promotion, notamment, du podcast qui lui permet de s’affirmer pleinement en tant que format audio tout en bénéficiant de la délinéarisation (le fait de pouvoir réécouter un programme à toute heure où l’on veut) que permet le numérique. Loin d’être obsolète, la radio trouve avec le numérique un nouveau souffle tout en restant elle-même.

Au bout du compte, la seule chose qui apparaît aujourd’hui comme réellement frappée d’obsolescence, c’est la guerre entre analogique et numérique.

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