Arbitrage: une justice nuisible aux États ?

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L’arbitrage international a suscité bien des crispations lors de la négociation du Ceta. Cette procédure particulière a été accusée d’affaiblir la souveraineté des Etats et de créer un système parallèle de justice privée.

C’était l’une des pierres d’achoppement des discussions autour du Ceta. Le système d’arbitrage prévu dans le cadre du traité d’investissement Europe-Canada a soulevé de nombreuses critiques, notamment du côté de la Région wallonne. Les irréductibles Gaulois menés par “Magnettix” n’auront finalement pas modifié le mécanisme décrit dans le texte. Mais les parties à l’accord ont confirmé, dans une déclaration interprétative, que l’objectif est de faire évoluer le dispositif vers une cour permanente d’arbitrage établie sur base multilatérale (elle pourrait donc être utilisée aussi dans le cadre de traités futurs). L’ensemble des règles de fonctionnement de ce futur tribunal n’étant pas détaillées dans le Ceta, il reste une certaine marge de manoeuvre pour polir les angles de cette instance arbitrale d’un nouveau genre.

Un contentieux en forte augmentation

La création d’une cour permanente d’arbitrage est un changement majeur apporté par le Ceta par rapport aux précédents traités internationaux d’investissement. Habituellement, lorsque deux ou plusieurs Etats concluent un tel traité, ils prévoient que les différends qui pourraient surgir entre un investisseur et une autorité publique seront réglés, non pas par un tribunal permanent, mais par une procédure d’arbitrage ad hoc. Ce type de procédure fait intervenir trois arbitres : un arbitre nommé par l’Etat, un deuxième nommé par l’investisseur, et un président désigné par les deux premiers arbitres. Ces arbitres sont des juristes réputés, généralement avocats dans des grands cabinets d’affaires où ils s’occupent exclusivement de dossiers commerciaux internationaux. Ils sont chargés de trancher le conflit. Leur décision est définitive et ne peut donc faire l’objet d’un appel. Ces arbitres sont appelés au cas par cas par les parties, en fonction de leurs spécialités.

Les parties au litige peuvent également décider de s’en remettre à une structure comme le Cirdi, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. Créé dans les années 1960, ce centre dépendant de la Banque mondiale propose un “cadre” aux adversaires engagés dans un arbitrage. Ils peuvent notamment y piocher dans une short list d’arbitres reconnus pour leur expertise, et bénéficier de certains services de support pour mener à bien leur arbitrage. Depuis sa création, le Cirdi a vu défiler plus de 550 affaires concernant des investissements internationaux. Le nombre de dossiers a fortement augmenté dans les années 2000, pour arriver à 52 dossiers traités en 2015. Cette augmentation est due à l’inflation du nombre de traités d’investissement conclus par les Etats. A ce jour, plus de 2.300 traités bilatéraux d’investissement (BIT) et près de 300 traités contenant des dispositions d’investissement (TIP) sont en vigueur dans le monde, d’après l’UNCTAD (une division de l’Onu s’occupant de commerce et de développement). Forcément, cela donne lieu à des contentieux, certains Etats étant accusés par des entreprises de ne pas respecter le traité qu’ils ont signé et de nuire à leurs investissements.

Pour bien comprendre la mise sur pied de ces procédures, il faut rappeler que l’arbitrage lié à des dossiers d’investissement a été créé dans le cadre de traités internationaux faisant intervenir des pays où la règle de droit n’est pas toujours d’application très stricte. Des sociétés investisseuses ont parfois tout perdu face à des pays où la corruption est monnaie courante. Pour un traité conclu entre le Canada et l’Union européenne, ce risque semble bien faible. C’est d’ailleurs une des raisons qui ont conduit à la remise en cause du système d’arbitrage ad hoc. Au cours des sept années de négociation (et non pas lors de la dernière ligne droite des discussions, comme les frondeurs du PS et du cdH essayent aujourd’hui de le faire croire), le modèle a donc évolué vers un tribunal d’arbitrage. Composée de 15 juges nommés pour un mandat de cinq ans, cette instance sera la première cour arbitrale permanente à voir le jour.

Enterrement de première classe

La révolution est telle que certains n’hésitent pas à considérer que ce tribunal n’a d’arbitral que le nom. “Ce n’est plus de l’arbitrage”, tranche l’avocat Bernard Hanotiau. Cet arbitre international renommé estime qu’une telle instance ne permettra pas d’atteindre le même niveau d’efficacité qu’une procédure classique d’arbitrage ad hoc : “C’est un enterrement de première classe. Avec l’appel qui est prévu dans le nouveau système, la procédure va s’allonger considérablement”. Or, affirme le spécialiste, si l’arbitrage est plébiscité dans le commerce international, c’est notamment pour sa capacité à régler les conflits plus rapidement que devant la justice nationale. “La justice est d’une lenteur épouvantable”, souligne Bernard Hanotiau.

Autre aspect qui fait pencher la balance en faveur de l’arbitrage, selon l’avocat : le manque chronique de moyens dont souffre la justice, qui la forcerait parfois à faire de l’abattage de dossiers. Tout le contraire de l’arbitrage, qui permettrait de réaliser un vrai travail d’orfèvre, assure Bernard Hanotiau, en praticien convaincu : “Un arbitrage dure minimum six jours, parfois plusieurs semaines. On est loin de la justice traditionnelle où un juge doit souvent traiter six ou sept affaires en une demi-journée”. L’arbitre international s’interroge également sur la composition du futur tribunal : “J’espère que ce seront des gens compétents. C’est très complexe, l’arbitrage international”, grince-t-il. Bernard Hanotiau ne voit qu’un seul avantage à cette cour permanente : la création progressive d’une jurisprudence constante.

Un tribunal pour détrousser les Etats

C’est effectivement une des raisons qui ont poussé les négociateurs du Ceta à envisager ce tribunal arbitral permanent. Mais ce n’est pas la seule. Fondamentalement, les Etats estiment qu’un tel dispositif permettra de mieux les protéger face aux multinationales. Par le passé, de nombreux gouvernements ont en effet été poursuivis par des investisseurs s’estimant lésés. Au point que le mensuel français Le Monde diplomatique a qualifié le système arbitral de “tribunaux pour détrousser les Etats “.

La plupart de ces procédures se déroulent de façon discrète, les parties demandant généralement le secret autour de ces discussions stratégiques. Mais certains cas sont connus. En 2012, le groupe français Veolia a attaqué l’Egypte en raison d’une nouvelle législation locale augmentant le salaire minimum. D’après l’entreprise, cette réglementation serait en contradiction avec les engagements pris par l’Etat égyptien dans le cadre d’un traité d’investissement, et mettrait en péril ses intérêts. Autre exemple : le groupe suédois Vatenfall a poursuivi l’Allemagne suite à sa décision de sortie du nucléaire, qui nuirait à ses investissements prévus dans la filière.

Ces dossiers emblématiques sont encore en cours : rien ne dit que les Etats seront condamnés. Mais le simple fait que ces recours existent constitue déjà un moyen de pression, estiment les détracteurs de cette procédure : “Les Etats vivent sous la menace d’une procédure coûteuse et de dédommagements importants. Du coup, certains hésitent parfois à sortir une réglementation, explique Michel Cermak, chargé de recherche au CNCD 11.11.11, et spécialiste du Ceta. C’est arrivé en Nouvelle-Zélande, où le gouvernement a renoncé à prendre certaines mesures anti-tabac, suite à un arbitrage ayant opposé Philip Morris à l’Australie.” Et pourtant, l’Australie, de son côté, a… gagné son arbitrage !

Même si des craintes légitimes existent au sujet de ces arbitrages, les décisions ” indécentes” sont difficiles à trouver. “Il y a des cas limites, mais pas d’exemple que l’on pourrait qualifier de scandaleux”, pointe François Dubuisson. Professeur de droit international à l’ULB, cet expert estime cependant que globalement, la balance penche trop souvent en faveur des multinationales, au détriment des Etats. Si les entreprises ont la possibilité d’introduire des recours contre les autorités publiques qui mettent en péril leurs investissements, la réciproque n’est pas toujours vraie. “Le mécanisme d’arbitrage est utilisé en matière commerciale. Par contre, il n’existe pas du tout dans d’autres domaines, comme le droit international du travail. Et il reste très difficile pour les Etats de mettre en cause des sociétés qui auraient des pratiques contraires aux droits de l’homme”, poursuit François Dubuisson. Des discussions sont en cours à ce sujet dans certaines assemblées de l’Onu ; des ONG revendiquent même la création d’une cour internationale dédiée. Mais aucun texte normatif n’a encore été mis sur pied pour permettre aux Etats d’agir efficacement contre des multinationales qui contreviendraient aux droits humains, explique le professeur de droit international.

Perte de souveraineté

Une des craintes les plus fortes exprimée par les Etats au sujet de ces arbitrages internationaux concerne une éventuelle perte de souveraineté. Une entreprise peut-elle, via un arbitrage, annuler une législation interne ? Non. Par contre, elle peut être indemnisée si cette législation nuit aux investissements qu’elle a consentis dans le pays en question. Mais cette indemnisation n’est évidemment pas automatique. ” L’Etat est condamné s’il contrevient à ses obligations telles que prévues par le traité d’investissement. Et c’est bien normal. C’est l’Etat lui-même qui a signé ce traité, précisément pour favoriser les investissements étrangers”, rappelle l’arbitre international Bernard Hanotiau. Celui-ci prend un exemple vécu dans sa pratique : “Si un pays européen prend une législation qui discrimine un producteur de sucre américain et qui favorise les producteurs locaux, en contradiction avec des engagements pris dans le cadre d’un traité bilatéral signé avec les Etats-Unis, il est logique que l’Etat européen en question doive en répondre.”

Le hic, c’est que les règles permettant d’engager la responsabilité de l’Etat sont largement des règles non écrites, laissées à l’appréciation de l’arbitre. L’investisseur doit ainsi être traité de manière “juste et équitable”, mais aussi “non discriminatoire”. L’investisseur bénéficie aussi de certaines “attentes légitimes” par rapport aux réglementations prises par l’Etat. “Cela laisse trop de portes ouvertes à des condamnations de l’Etat”, assure Michel Cermak (CNCD 11.11.11). “Cela reste des hypothèses exceptionnelles, estime au contraire Flip Petillon, avocat chez Crowell Moring, spécialisé dans l’arbitrage. Si l’on voulait tout définir précisément, le système deviendrait beaucoup trop rigide.”

C’est pourtant dans cette voie – plus rigide et plus encadrée – que les participants au Ceta vont s’engager. Certains concepts jugés flous – comme l’interdiction de l’expropriation – devraient être clarifiés. La structure unique et les nouvelles règles encadrant cette nouvelle instance rapprocheront progressivement le futur tribunal d’arbitrage d’autres juridictions internationales permanentes, comme la Cour pénale internationale. On se sera alors totalement éloigné de l’arbitrage. La procédure sera plus claire et plus transparente, la jurisprudence plus prévisible. Par contre, le système pourrait y perdre en efficacité et en rapidité… et donc rendre les traités d’investissement moins attractifs pour les investisseurs.

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