Littérature, musique, management… Eric-Emmanuel Schmitt et Bernard Delvaux se mettent à table

© LAURIE DIEFFEMBACQ (BELGAIMAGE)

A l’invitation de Trends-Tendances, le patron de la Sonaca a lu le dernier roman d’Eric-Emmanuel Schmitt, “Madame Pylinska et le secret de Chopin”. Les deux hommes se sont ensuite retrouvés pour un déjeuner étoilé, histoire d’échanger leurs points du vue sur la littérature, le coaching, la musique, l’ambition et le management. Morceaux choisis.

A neuf ans, Eric-Emmanuel Schmitt a été ébloui par la grâce de Chopin. L’écrivain franco-belge le raconte aujourd’hui dans un nouveau roman qui fait la part belle à l’apprentissage de la musique et, surtout, de la vie. Passionné de rock et de littérature, Bernard Delvaux ne pouvait pas rester insensible à Madame Pylinska et le secret de Chopin. Nous avons donc invité le CEO de la Sonaca à se perdre dans le dernier livre d’Eric-Emmanuel Schmitt et à débattre avec l’auteur prolifique à la table de l’Ecailler du Palais Royal à Bruxelles.

BERNARD DELVAUX. C’est un livre qui se lit très vite. C’est un livre qu’on ne lâche pas. Je l’ai lu dans l’avion et je ne me suis pas arrêté. On se laisse vite prendre par l’histoire et les personnages. L’écriture est belle, comme toujours. Ce qui est intéressant, évidemment, c’est le décalage entre ce personnage qui s’attend à avoir un cours de piano bien structuré et ce que son professeur lui enseigne. Il découvre sa propre sensibilité et surtout qu’il n’est peut-être pas fait pour jouer du Chopin. Il est fait pour écrire. Toute proportion gardée, je suis assez convaincu qu’on est bon dans certaines choses et pas dans d’autres…

ERIC-EMMANUEL SCHMITT. On partage cette conviction. Je crois beaucoup à la phrase du poète grec Pindare qui disait : ” Deviens ce que tu es lorsque tu en as pris conscience “. On arrive tous dans la vie avec des désirs, des admirations, des éblouissements et on a envie d’être ” comme “. Mais il ne faut pas être ” comme “, il faut être soi et puis, surtout, essayer d’être le meilleur de soi. Et donc, oui, je crois vraiment que le trajet qu’on doit faire dans la vie, c’est de découvrir ce pourquoi on est fait, ce pourquoi on est bon. Parce que ce sont parfois les autres qui nous l’apprennent. Nous, on se rêve ; les autres nous diagnostiquent. Dans ce livre, je raconte l’initiation à la musique, mais qu’on apprenne le piano, le violon ou le tir à l’arc, on fait toujours plus qu’apprendre le piano, le violon ou le tir à l’arc. On apprend à se connaître, on apprend ses qualités, on apprend à se dépasser… Un apprentissage passionné est révélateur de soi.

B.D. D’où l’importance du coach. En entreprise, c’est la même chose. On a tous besoin d’un mentor, d’un coach…

E.-E.S. Vous en avez eu ?

B.D. J’ai eu des mentors, oui. Pas des mentors que j’avais choisis, mais des mentors qui se sont imposés à moi, des patrons qui, à un certain moment de ma carrière, m’ont guidé. Chez McKinsey, j’ai rencontré des gens qui m’ont vraiment appris à communiquer et à mettre de l’ordre dans mes idées comme Laurent Levaux, par exemple. A l’époque de Belgacom, j’ai travaillé pour John Gossens qui était un personnage charismatique et qui m’a dit un jour : ” Réussir dans le business, c’est de la chance, que de la chance “. Il l’a dit deux semaines avant de mourir brusquement d’une crise cardiaque. Cela m’a marqué. Un autre mentor, d’un point de vue business, a été Johnny Thijs que j’ai fréquenté pendant cinq ans à La Poste. Donc, oui, ce sont des gens qui ouvrent l’esprit sur une autre façon de vivre sa vie, sa carrière et qui font découvrir ce qu’on aime faire ou ce qu’on fait bien.

E.-E.S. Oui, mais un mentor, c’est celui au service duquel on se met et qui nous fait grandir, tandis qu’un coach, il se met à notre service pour nous faire évoluer…

B.D. Oui, c’est vrai qu’avec le coach, il y a une relation commerciale parce qu’on le rémunère pour le service qu’il nous rend. Moi, j’évoque davantage mes mentors qui étaient mes patrons et qui avaient une sorte de séniorité…

E.-E.S. Et qui vous payaient ( rires) !

B.D. Oui, tout à fait ! C’est d’ailleurs ce que j’ai retrouvé dans votre livre : une personne qui a un point de vue différent et c’est typiquement ce que j’ai ressenti avec John Gossens lorsque je lui demandé, à 35 ans, comment je devais gérer ma carrière. Il m’a répondu que je ne devais pas raisonner en ces termes-là et il m’a dit : ” Fais d’abord ce tu aimes parce que c’est ce que tu fais bien “. J’ai trouvé cette réflexion intéressante parce qu’on ne pense pas à ça quand on a 35 ans…

Un pays ou une entreprise qui n’a pas d’ambition est incapable de grandir.” – Bernard Delvaux

TRENDS-TENDANCES. Aujourd’hui, Bernard Delvaux, vous êtes ” à votre place ” ? Vous avez trouvé ce que vous aimez faire ?

B.D. Je pense qu’en tant qu’être humain, heureusement, on évolue. On évolue dans ses compétences, parce qu’on travaille aussi ses points faibles. On évolue dans sa curiosité, parce qu’on a toujours envie de découvrir des nouvelles choses. Moi, j’ai eu de la chance, dans toute ma carrière professionnelle, de passer par des industries très différentes et de voyager. Je ne pense pas qu’on puisse dire à mon âge, à 52 ans : ” J’ai tout vu, je suis heureux, j’ai réussi “. Non, j’ai encore plein de choses à découvrir !

Eric-Emmanuel Schmitt, vous connaissez la Sonaca, le monde économique belge et ses entreprises ?

E.-E.S. ( Large sourire et hésitations) Je sais que ces choses-là existent, je souhaite qu’elles se portent bien et j’admire les gens qui déploient leur talent dans ce domaine. Véritablement. Ce sont des modèles qui m’intriguent. La part de création, d’opiniâtreté et de leadership me fascine dans toutes ces entreprises. Mais je ne les vois que comme ça. Je ne les vois pas en termes économiques. C’est l’élément humain qui me parle. Chaque fois que je peux rencontrer des entrepreneurs, j’essaie toujours de comprendre, par admiration, et de pratiquer l’empathique habituelle…

Les CEO peuvent être de bons personnages de roman ?

E.-E.S. Clairement ! J’ai déjà mis des hommes politiques dans mes romans, mais pas encore d’entrepreneurs. Mais attendez, je suis comme lui, je débute ( éclats de rire) ! Ce qui me plaît dans les métiers comme le vôtre, c’est qu’il y a une obligation de sincérité pour réussir. L’entourloupe, ça ne dure pas longtemps. Le mensonge ne produit pas du réel. En revanche, chez les hommes politiques… ( rires). Et puis, l’optimisme me paraît aussi une vertu fondamentale que notre société oublie, sauf les entrepreneurs et les managers. Parce que, aujourd’hui, les gens vivent optimistes et parlent pessimistes. Et en France beaucoup plus qu’en Belgique !

B.D. On parle pas mal du défaitisme français, mais je trouve que ça change, quand même. Depuis Emmanuel Macron, je trouve qu’il y a une évolution extraordinaire. Je ne juge pas Macron ici, je dis simplement que ce qu’on entend aujourd’hui en France est différent en termes d’optimisme.

E.-E.S. Complètement ! Et il était temps. Je pense qu’il y avait un deuil à faire. La France devait faire le deuil de la grande puissance qu’elle avait été, y compris coloniale. Il y avait des trucs à digérer et maintenant c’est fait. Elle a compris qu’elle peut être un pays de moindre importance, mais très dynamique. C’est générationnel aussi. Je dirais que Macron n’en est pas l’auteur, mais il incarne tout ça.

B.D. C’est frappant notamment dans l’évolution du langage, même dans le monde des affaires où les Français étaient auparavant très défaitistes. On sent qu’il y a un nouvel optimisme et tout semble aujourd’hui possible. Cette dimension de l’ambition, que ce soit pour un pays ou pour une entreprise, c’est extrêmement important. Un pays ou une entreprise qui n’a pas d’ambition est incapable de grandir.

E.-E.S. Il y a une image très fausse de l’ambition. Pour moi, l’ambition est humble. L’ambitieux, c’est celui qui pense qu’il n’est jamais arrivé. C’est celui qui se dit : ” Je peux faire mieux “. Dans l’ambition, il y a beaucoup d’humilité.

L’ambition, Monsieur Delvaux, c’est par exemple racheter une entreprise qui a la même taille que la vôtre, comme vous l’avez fait l’année dernière ?

B.D. Oui, nous sommes fournisseurs de carrosseries d’avion et nous étions surtout présents chez Airbus, Dassault, Embraer… On ne parvenait pas à vendre aux Américains parce que les Américains achètent américain. Et donc, on s’est mis en tête qu’il fallait acquérir une activité américaine d’une certaine importance pour pouvoir vendre à Boeing et à Gulfstream. Donc, nous avons décidé, il y a un an, d’acheter une entre- prise américaine cotée en Bourse, LMI Aerospace, ce qui nous a permis de doubler de taille et d’avoir aujourd’hui un portefeuille équilibré de clients entre Boeing, Airbus, Bombardier, Dassault, Embraer, Gulfstream, etc. C’est un très beau portefeuille, mais ça reste une aventure parce que, culturellement, c’est terriblement différent, beaucoup plus qu’on ne l’imagine. Et vous, quelle est votre ambition ?

E.-E.S. ( Silence) Mon ambition, elle a déjà été comblée deux ou trois fois. C’est quand certains de mes livres ont une existence autonome, c’est-à-dire qu’ils appartiennent aux gens. Le fait qu’ils se lisent et qu’ils se transmettent ne tient plus à moi. Cela se fait tout seul. C’est quand un livre circule comme une chanson et ça, ça me rend très heureux. C’est déjà arrivé.

B.D. L’ambition pourrait être : ” Je veux laisser une trace derrière moi, je veux être lu dans 200 ans “…

E.-E.S. Non. Pour moi, les livres sont utiles. Lire un livre, ça doit servir à quelque chose, ça doit rendre le lecteur plus sensible, plus tolérant, plus curieux. Cela peut aussi l’aider à régler un problème personnel parce qu’il y a une phrase qui, tout d’un coup, l’inspire. Pour moi, un livre, ça aide à vivre. Ce n’est pas un objet de musée qui doit être admiré. C’est plus charnel. C’est plus essentiel. L’avantage d’un livre, c’est de jouer sur l’émotion et d’amener les gens dans des territoires où ils n’iraient pas sans l’émotion. Si j’écris un manifeste de philosophie sur la tolérance, qui va le lire ? Cinquante personnes qui sont déjà tolérantes puisqu’elles lisent un livre sur la tolérance et puis il va peut-être être acheté par 500 universités ? En revanche, si vous écrivez une histoire comme Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran où vous prenez le lecteur par la main et vous l’emmenez dans un territoire affectif, spirituel, existentiel où il ne serait pas allé sans vous, là vous apportez quelque chose et j’ai l’impression de faire mon travail. Donc, l’ambition a été satisfaite parce que je sais que certains livres apportent quelque chose et tant mieux si ça continue.

B.D. On a parfois l’ambition, l’envie d’avoir un impact positif sur son environnement et c’est ça qui compte le plus. Est-ce en créant de l’emploi, en générant de la valeur ou, simplement, en ayant une aventure collective en équipe avec des succès, des échecs, mais surtout des enseignements ? Moi, c’est ça qui me motive : c’est l’impact sur mon environnement. Ce n’est pas la reconnaissance publique ou la postérité. C’est plutôt de me dire que je suis en train de faire bouger les choses autour de moi et j’ai l’impression qu’on va dans le bon sens.

E.-E.S. Vous savez, la reconnaissance, si on la cherche, on en a jamais assez. Il faut laisser ça de côté. J’aime beaucoup votre discours et je m’y reconnais aussi.

Avoir un impact positif sur l’environnement, on peut le faire de manière économique, mais on peut aussi le faire d’une façon politique…

B.D. Je ne veux pas être négatif, mais je trouve que pas mal de pays européens, dont la France et la Belgique, sont en train de se faire larguer. Quand on voit ce qu’il se passe en Asie, on se rend compte que ces pays évoluent à toute vitesse et que nous n’évoluons pas à la même vitesse. Donc malheureusement, dans le système économique où l’on se trouve, cela veut dire qu’on va s’appauvrir et ce n’est pas nécessairement une perspective très joyeuse. Moi, je suis de ceux qui disent qu’on a tous les atouts pour faire en sorte de gérer cette transition d’une façon harmonieuse et proactive pour en sortir plus forts. C’est vrai que j’ai parfois une énorme frustration par rapport au rythme de transformation de notre société, a fortiori en Belgique où le système politique est particulièrement compliqué et n’est pas conçu pour gérer le changement. On a une lasagne institutionnelle qui n’est pas adéquate et c’est vrai qu’il m’arrive de m’exprimer sur le sujet. Est-ce pour cela que je dois faire de la politique ? Non. Je ne crois pas que je pourrais m’intégrer dans l’environnement politique tel qu’il est conçu aujourd’hui, mais je crois quand même qu’on peut influencer et dire qu’on a besoin de rêver en tant que société et en tant que pays. Donc, je me limite à essayer d’inspirer et à donner des impulsions.

E.-E.S. La différence, c’est que vous êtes le héros de votre propre roman, tandis que moi, je fais des romans avec des héros qui ne sont pas moi. Vous, dans le réel ; moi, dans le virtuel.

J’ai découvert que j’étais devenu une marque le jour où mon éditeur m’a proposé un nègre. ” – Eric-Emmanuel Schmitt

La lecture d’un livre peut-elle être inspirante pour un manager dans son quotidien ?

B.D. Moi, je n’aime pas trop la littérature de management avec tous ces bouquins qui vous disent comment vous devez faire…

E.-E.S. Attention, ça, c’est plutôt de l’édition que de la littérature !

B.D. ( Rires) Oui ! Honnêtement, je n’aime pas ça. Alors, parfois, on m’en offre en me disant ” Tu dois absolument lire ça, c’est vraiment bien ! “. Mais je n’y arrive pas. Moi, quand je quitte mon travail, j’ai envie d’autre chose. J’ai envie justement d’un autre monde et je trouve cela très souvent dans les romans. Je lis beaucoup, mais pour répondre à votre question, je n’ai pas l’impression que cela influence directement mon management. Je pense que cela m’influence en tant qu’être humain, dans ma sensibilité, dans ma compréhension des autres, dans ma psychologie et dans une certaine philosophie de la vie. Donc, cela peut m’influencer en tant que manager, oui, mais très indirectement. En tout cas, la lecture m’apporte un équilibre.

E.-E.S. Et quels sont vos autres ressourcements ?

B.D. A part la lecture, il y a la musique et le sport : le tennis et le golf. Et aussi Marrakech. J’aime beaucoup Marrakech. Côté musique, c’est plutôt le rock…

E.-E.S. Ah oui ?

B.D. Je suis un grand passionné de rock. J’écoute sans doute une centaine de nouveaux albums chaque année, mais je suis incapable de jouer de la musique. Je suis un frustré à ce niveau-là parce que je n’ai jamais pu en jouer pour des raisons familiales. Mais je n’ai jamais essayé en fait…

E.-E.S. Il y a parfois des renoncements pour être soi-même. Le rock, je ne connais pas tellement. Moi, j’écoute des trucs qui ont 400 ans…

B.D. Et vous, quel genre de livres lisez-vous ?

E.-E.S. Moi, je suis un lecteur qui a changé parce que je suis rentré à l’Académie Goncourt il y a deux ans. Avant, je lisais essentiellement des classiques du monde entier, des auteurs morts et je les relisais. Aujourd’hui, je suis obligé de lire mes contemporains et j’en suis ravi parce que, d’abord, je découvre qu’il y a beaucoup plus de talents que ce que j’imaginais et, ensuite, je vois des gens qui poursuivent des objectifs totalement différents dans leur livre que ceux que je peux poursuivre. Pour attribuer le Goncourt du mois de novembre, on doit lire, l’été, entre 80 et 100 livres. Et puis après, il y a le Goncourt du premier roman, le Goncourt de la nouvelle, le Goncourt de la poésie, le Goncourt de la biographie…

B.D.Full time job !

E.-E.S. Pour certains, oui, comme Bernard Pivot, par exemple, qui a plus de 80 ans. Mais pour les plus jeunes comme Philippe Claudel, Virginie Despentes et moi, les quinquagénaires du lot, c’est en plus de notre oeuvre.

Mais où trouvez-vous le temps ? Entre l’écriture des romans, les voyages, le théâtre, la promotion…

E.-E.S. Le philosophe Spinoza disait : ” La joie décuple le pouvoir de faire “. Bien sûr, il y a toujours des aspects emmerdants dans chaque métier, mais je crois que quasiment tout ce que je fais, je le fais avec joie et ça me donne l’énergie de le faire. C’est comme si la joie produisait de l’énergie et du coup, la joie aménage le temps…

B.D. Y a-t-il un auteur que vous auriez voulu être ? Un auteur qui vit toujours…

E.-E.S. Je vous aurais dit Michel Tournier, mais il est mort il y a deux ans. J’ai une passion totale pour Michel Tournier. Il y a un autre auteur qui me fascine beaucoup et j’ai vu que vous l’aimiez aussi, c’est Stephen King. C’est pour moi l’exemple d’une vitalité créative absolument prodigieuse. Je ne suis pas forcément preneur de tout, mais j’adore ses nouvelles.

B.D. Il a quelques livres vraiment fabuleux.

Nous avons évoqué le monde de l’entreprise. A ce propos, Eric-Emmanuel Schmitt n’était-il pas devenu une marque et vous-même un homme d’affaires ” malgré vous ” ?

E.-E.S. Non, au sens où je me suis entouré de gens compétents qui s’occupent de mes droits, de mes contrats et de synchroniser les actions parce que je suis quand même présent dans une cinquantaine de pays et que je voyage beaucoup, donc ça fait du boulot. Ils s’en occupent très bien et cela me permet justement de consacrer plus de temps à l’écriture et à la création. Quand je suis avec toute cette équipe, j’ai l’impression d’être un enfant qui fait semblant d’être un adulte parce que, au fond de ma tête, je suis juste en train de me dire : ” Alors, comment vais-je articuler la fin de la scène ? ” Mes obsessions sont créatives et narratives.

B.D. Il faut vraiment faire confiance…

E.-E.S. Parfois, je me suis trompé. J’ai fait confiance à mauvais escient. Mais ce n’était pas de la confiance, c’était de la paresse. Alors, maintenant, suis-je devenu une marque ? J’ai découvert que j’étais devenu une marque le jour où mon éditeur m’a proposé un nègre. C’est très amusant parce que c’est un problème de riches. J’avais plusieurs idées et j’hésitais entre différents projets. Mon éditeur m’a alors dit : ” Vous savez, Eric-Emmanuel, si vous avez un souci, vous nous racontez l’histoire, quelqu’un l’écrit et vous la relisez. Parce que vous êtes une marque et que l’on sait que l’on vendra un minimum de X exemplaires “. J’ai été à la fois extrêmement flatté et extrêmement vexé. Extrêmement flatté parce que, finalement, je représente quelque chose, du moins pour un éditeur. Et extrêmement vexé parce que je me disais : ” Mais comment quelqu’un peut-il prétendre écrire à ma façon ? “, alors que j’ai justement forgé cette façon d’écrire qui a l’air très simple, mais la simplicité, comme vous le savez, ce sont les difficultés résolues. Cela prend beaucoup de temps d’arriver à l’évidence. Il faut la travailler.

B.D. Moi, ce qui me frappe chez vous, c’est la manière dont vous parvenez à vendre les mêmes produits dans 50 pays qui sont fondamentalement et culturellement différents. Dans le monde l’entreprise, on tient compte de ces différences culturelles entre les pays, les équipes et les clients. On enseigne d’ailleurs cela dans les écoles de management : comment on gère différemment les Etats-Unis, la Chine ou le Brésil avec des valeurs et des psychologies qui sont profondément différentes. Mais vous, comment faites-vous ?

E.-E.S. Ce ne sont pas les mêmes livres qui rencontrent le succès.

B.D. Ah, ça, c’est intéressant.

E.-E.S. Oui, ça donne raison à ce que vous dites. Par exemple, en Allemagne, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran a rencontré un énorme succès. Il a été pendant un an et demi en tête de liste du Spiegel et il est maintenant utilisé dans les écoles. Pourquoi ? Parce que Monsieur Ibrahim est Turc et que, en Allemagne, il y a 6 ou 7 millions de Turcs qui tiennent généralement les épiceries de quartier. Et donc, tout d’un coup, ce discours de tolérance et de rencontre entre l’enfant juif et l’épicier musulman, c’était pour eux une espèce de pamphlet utile et nécessaire. En Pologne, il n’y a pas cette réalité sociale et même si le livre a fonctionné, il n’a pas été un immense succès. En revanche, Oscar et la dame rose a très bien marché là-bas, comme en Italie, parce qu’il y a la présence du christianisme. En Russie, ce sont davantage mes pièces de théâtre qui sont appréciées. Là-bas, je suis idolâtré en tant qu’auteur de théâtre. En Corée du Sud, il y a 30 % de chrétiens et j’y suis entré avec L’Evangile selon Pilate

B.D. Et donc les pièces de théâtre sont traduites dans la langue locale ?

E.-E.S. Oui.

B.D. Et comment assure-t-on l’authenticité et le respect des éléments clés ?

E.-E.S. On s’en rend compte trop tard, quand on est dans la salle. Si les gens rient au même endroit, on se dit alors que c’est très bien traduit. En fait, j’écoute la salle et je regarde si les réactions sont les mêmes. Mais ce que je découvre, au-delà des divergences, c’est comme une vérification expérimentale de mon humanisme. Je pense que l’homme, quelle que soit l’époque et quel que soit le lieu où il vit, n’est certes pas toujours confronté aux mêmes problèmes économiques et sociétaux, mais il est toujours confronté aux mêmes problèmes existentiels et métaphysiques.

Profil – Bernard Delvaux

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© LAURIE DIEFFEMBACQ (BELGAIMAGE)

52 ans.

CEO de la Sonaca, fleuron de l’industrie aéronautique belge.

Né à Seraing, il poursuit ses études à l’Université de Liège et en sort avec un double diplôme en 1988 : ingénieur civil et administration des affaires.

Il débute sa carrière comme project engineer aux Tôleries Delloye Mathieu (groupe Cockerill), avant de rejoindre le bureau de consultance McKinsey en 1994.

Quatre ans plus tard, il est embauché par Belgacom où il devient rapidement responsable du plan de transformation de l’entreprise en étroite collaboration avec le CEO John Gossens.

En janvier 2004, il rejoint une autre grande entreprise publique, La Poste, où le CEO Johnny Thijs l’invite au comité de direction et le promeut responsable de la division courrier.

En octobre 2008, il est nommé à la tête de la Sonaca, société alors en grande difficulté qu’il va redresser de façon spectaculaire.

L’année dernière, il procède au rachat de la société américaine LMI Aerospace, un autre fabricant de structures d’avion, faisant ainsi doubler la taille de la Sonaca. L’entreprise compte aujourd’hui 4.500 employés et dégage un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros.

Profil – Eric-Emmanuel Schmitt

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© LAURIE DIEFFEMBACQ (BELGAIMAGE)

58 ans.

Ecrivain, dramaturge, essayiste et cinéaste, il est l’un des auteurs les plus lus et les plus joués dans le monde : ses oeuvres ont été traduites en 45 langues et ses pièces de théâtre sont aujourd’hui interprétées dans plus de 50 pays.

Agrégé et docteur en philosophie, il débute sa carrière dans l’enseignement universitaire avant de basculer dans l’écriture à l’âge de 30 ans.

Il rencontre rapidement le succès dans les années 1990 avec ses pièces de théâtre ( Le Visiteur, Variations énigmatiques, Le Libertin, etc.) et ensuite avec ses nouvelles et ses romans ( L’Evangile selon Pilate, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, Oscar et la dame rose, etc.).

Né en France et vivant à Bruxelles depuis 2002, il dispose aujourd’hui de la double nationalité belgo- française.

Il est membre de l’Académie Goncourt depuis janvier 2016.

Son dernier roman paru aux éditions Albin Michel, Madame Pylinska et le secret de Chopin, est un conte initiatique sur l’apprentissage du piano et de la vie.

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