Comment les Flamands ont kidnappé l’économie belge

© DR

Gilles Quoistiaux, journaliste à Trends-Tendances, a remporté le prix Citi, récompensant le meilleur article paru dans la presse économique en 2013. Nous publions ici le papier primé, en intégralité.

A la tête des grandes entreprises, les patrons flamands sont deux fois plus nombreux que les patrons francophones. Une proportion que l’on retrouve à tous les postes clés : DRH, directeur financier, juridique, marketing… C’est ce qui ressort des données exclusives dévoilées cette semaine par “Trends-Tendances” [NDLR : cet article est paru dans la version papier du magazine le 7 novembre 2013]. Les francophones sont-ils désavantagés dans la course aux fonctions stratégiques ? Se heurtent-ils à un “plafond de verre” infranchissable ? Sont-ils capables d’inverser la tendance ?

Le sujet est tabou. Bien sûr, on en parle de temps en temps autour de la machine à café. Mais peu de responsables soulèvent le débat dans les instances de décision des entreprises. Mettre sur la table la répartition francophones-Flamands dans l’organigramme de la société, c’est risquer de réveiller les démons communautaires qui traversent la Belgique du nord au sud.

Pourtant, les chiffres dévoilés cette semaine par Trends-Tendances offrent matière à réflexion. Ils dépeignent une économie belge teintée en jaune et noir. Aux plus hauts postes de direction, les néerlandophones sont largement dominants. Si vous travaillez dans une entreprise comptant plus de 100 employés, vous avez deux chances sur trois d’être dirigé par un Flamand. Voilà pour la partie la plus visible de l’iceberg. Si l’on descend d’un étage, le constat reste le même. A tous les postes stratégiques, les Flamands sont surreprésentés par rapport à leur poids démographique (58 % de la population environ). Ils occupent 70 % des postes de directeur financier, 70 % des fonctions de directeur juridique, 71 % des postes de directeur marketing, 73 % des fonctions de directeur des ressources humaines…

Qui détient les cordons de la bourse ?

Tous les pans d’activité sont concernés. A commencer par la banque. Si les postes de CEO des quatre grandes banques du pays sont occupés à 50-50 par des francophones et des néerlandophones, il n’en va pas de même de leurs comités de direction respectifs. Chez ING, banque dirigée par le Flamand Rik Vandenberghe, il ne reste qu’un seul belge francophone au sein du comité de direction, Philippe Masset, un moment pressenti pour le poste de numéro un. Chez KBC, banque d’origine flamande, Daniel Falque est le seul francophone à une fonction d’importance, puisqu’il est en charge du marché belge. Chez Belfius (banque détenue à 100 % par l’Etat belge), derrière le nouveau patron Marc Raisière (à partir du 1er janvier), les Flamands sont largement majoritaires : ils occupent cinq postes sur six. Du côté de BNP Paribas Fortis, on est plus proche de l’équilibre, avec le CEO Max Jadot (francophone très à l’aise dans les deux communautés) et Thomas Mennicken qui siègent aux côtés de deux Flamands et d’un Français.

Si l’on y ajoute le portefeuille des Finances, occupé par Koen Geens (CD&V), la Banque nationale (dont les organes sont paritaires) dirigée par Luc Coene et Febelfin, la fédération du secteur, pilotée par le tandem Michel Vermaerke-Filip Dierckx (par ailleurs numéro deux de BNP Paribas Fortis), on pourrait presque dire que les Flamands détiennent les cordons de la bourse dans la maison Belgique. Ce serait cependant aller trop loin, selon notre chroniqueur, l’économiste Bruno Colmant : “Il n’y a pas de domination excessive, estime-t-il. Il ne faut pas verser dans la théorie du complot flamand. Le centre de gravité économique de la Belgique s’est déplacé : l’épargne, l’innovation, la dynamique économique sont en Flandre. Le management des banques, historiquement francophone, a suivi, et a été progressivement remplacé par des personnes bilingues. Il y a donc de la place pour les francophones compétents qui savent parler flamand.”

PIB belge ou PIB flamand ?

De la place, certes, mais seulement si l’on veut bien leur en faire. Plusieurs interlocuteurs contactés au cours de la réalisation du présent article ont évoqué l’existence d’un “plafond de verre” invisible mais plutôt efficace au sein des entreprises à vocation nationale. En clair : à l’heure d’accorder des promotions internes, les Flamands seraient favorisés au détriment des francophones, qui seraient cantonnés à des fonctions “subalternes”. La proportion de Flamands à des postes clés dans les grandes entreprises belges semble le confirmer.

Cette surreprésentation s’explique en partie par la position dominante du nord du pays dans l’économie belge. La Flandre est à elle seule responsable de 57 % du PIB de la Belgique (voir graphique “Produit intérieur brut en volume”). Le déclin de l’industrie wallonne et la montée en puissance des services et de l’industrie flamande ont vu émerger de grandes PME au caractère flamand très affirmé. Que celles-ci soient dominées par des Flamands n’a rien d’étonnant. Si l’on consulte les chiffres région par région, on constate d’ailleurs une présence massive de cadres flamands (94 %) dans les grandes entreprises — plus nombreuses — basées au nord du pays, et une domination des francophones (84 %) dans les entreprises localisées en Région wallonne. A Bruxelles, ville très majoritairement francophone et siège d’un nombre important de grandes entreprises belges, le résultat est plus balancé : on est proche du 50-50.

Avocats : le vent du nord

Mais cet “équilibre” n’est pas valable partout, loin s’en faut. Dans le secteur du conseil, par exemple, la prédominance flamande est fortement affirmée. Les très influents avocats d’affaires et autres consultants stratégiques sont majoritairement originaires du nord du pays. Si les plus grands cabinets d’avocats de Belgique sont tous situés à Bruxelles, d’où ils rayonnent sur le marché national voire international, on retrouve à leur tête, principalement, des Flamands.

Deux grandes firmes du “Magic Circle”, ces cabinets globaux d’origine anglo-saxonne, sont noyautées par des partners néerlandophones : chez Allen & Overy, on compte à peine trois associés francophones sur 23 ; chez Linklaters, ils sont sept sur 24. Au niveau des grands cabinets belges indépendants aussi, la proportion de néerlandophones est élevée. Si Loyens & Loeff, Liedekerke et CMS De Backer font partie des rares structures d’une certaine taille à compter un nombre significatif d’associés francophones, les autres sont clairement dominés par des associés flamands. Eubelius, d’où est issu le ministre Koen Geens, est très largement (et historiquement) flamand, tout comme le cabinet Altius. Chez Lydian, on compte 10 associés néerlandophones pour deux francophones.

“Il n’y a pas de raison spécifique à cette situation, réagit Jan Hofkens, managing partner de Lydian. Cela dit, les Flamands ont un style plus anglo-saxon et business oriented, ce qui convient bien aux dossiers internationaux que l’on traite.”

Chez Stibbe, anciennement Stibbe & Simont, qui était à dominante francophone, la proportion s’est largement inversée : on y dénombre 30 associés flamands pour six francophones. “Le cabinet a évolué sans que cela fasse partie d’une politique délibérée, avance Jan Peeters, managing partner de Stibbe. Notre pratique suit le développement des activités économiques du pays. Les principales sociétés industrielles anversoises sont clientes du cabinet. De manière générale, beaucoup de sociétés flamandes, qui ont des activités tournées vers l’international, préfèrent faire traiter leurs dossiers par des cabinets bruxellois. Par contre, les PME wallonnes continuent d’utiliser des cabinets d’avocats wallons.”

Des “Big Four” en version NL

Une explication qui sera peut-être aussi valable pour les sociétés de consultance. Du côté des Big Four, la domination est en effet presque sans partage. On ne trouve à la tête des antennes belges de ces spécialistes du conseil et du révisorat d’entreprise que des Flamands.

Et si l’on fait le compte des associés et des directeurs, les néerlandophones se taillent clairement la part du lion. Chez PWC, qui vient de nommer trois managing partners, tous Flamands, les trois quarts des associés sont néerlandophones — avec l’obligation d’être trilingues, nous précise-t-on, la langue véhiculaire étant l’anglais. Chez KPMG, les cinq managing partners sont Flamands. Le comité exécutif de Deloitte est composé de 10 personnes, dont seulement deux francophones. Du côté de Ernst & Young, 61 associés sur 78 sont flamands, soit une proportion de 78 %, qui tombe à 69 % quand on descend à l’étage des collaborateurs. Chez E&Y, on se défend d’avoir érigé le fameux “plafond de verre” : “Les critères d’évaluation sont les mêmes pour tout le monde, aussi bien pour les candidats juniors que pour les associés”, indique Ivan De Smet, le directeur RH.

Si les Flamands occupent une partie du paysage économique belge, ils se sont aussi approprié des leviers importants au niveau des pouvoirs publics. A l’heure où Bart De Wever et la N-VA espèrent démanteler l’Etat fédéral, d’autres font tout pour en posséder les clés. Sur 14 SPF fédéraux, huit sont dirigés par des Flamands. Si l’on gratte un peu, on se rend vite compte que les postes stratégiques sont trustés par le nord du pays. Les Finances (le plus gros département du pays avec 27.000 fonctionnaires), la Sécurité sociale, le Budget, l’Intérieur et les Affaires étrangères sont dirigés par un haut fonctionnaire flamand. Les SPF les plus importants dirigés par des francophones sont l’Emploi, l’Economie et la Justice. Et la relève francophone serait loin d’être garantie, selon un haut fonctionnaire fédéral. Comment expliquer cette situation ? “Le problème du bilinguisme, une certaine confraternité flamande et une stratégie d’occupation de l’Etat “, indique notre interlocuteur.

” Les Flamands sont plus stratèges que les francophones : il sont extrêmement bien organisés pour s’emparer des leviers de pouvoir, approuve un politicien francophone de premier plan. A Bruxelles, ils sont considérablement avantagés : ils ont droit à la moitié des mandats alors qu’ils ne représentent qu’une petite proportion de la population.”

Des embauches “communautaires” ?

Au-delà d’une éventuelle “stratégie” consciente, les Flamands ont-ils tendance à engager, voire à “promotionner”, des néerlandophones plutôt que des francophones, en raison d’affinités culturelles ou managériales ? “Un francophone engage des francophones et des Flamands. Un Flamand a plutôt une propension à engager des Flamands”, résume Olivier Willockx, patron de BECI, qui représente les entreprises à Bruxelles, et qui réunit à ce titre Flamands et francophones.

“Ce que j’ai pu constater comme ministre, c’est que beaucoup de directeurs des ressources humaines sont des Flamands, avance l’ancien ministre bruxellois de l’Emploi Benoît Cerexhe (cdH). Parmi ceux-ci, certains ont tendance à privilégier les néerlandophones de souche. En tant que francophone, même si vous êtes parfaitement bilingue, vous aurez alors plus de difficultés à être embauché qu’un néerlandophone d’origine.”

Le bilinguisme a longtemps été un problème pour les francophones : “Pour chacun de mes salons, il me faut un patron, explique le CEO d’Artexis Eric Everard. Pour avoir un bilingue, j’ai toujours dû engager un Flamand : je ne trouvais pas de francophone ! Aujourd’hui, ça a un peu changé, les francophones parlent un peu mieux néerlandais, même si ce n’est pas encore génial.”

Le “plafond de verre” existe-t-il aussi pour les hauts cadres de direction recrutés à l’extérieur de la société ? Pas forcément. Le chasseur de têtes Michel Coucke, spécialisé dans le recrutement de top managers pour le compte de grandes sociétés (Belgacom, Orange,…), n’a jamais reçu de requête liée à l’appartenance linguistique du profil recherché. “Pour les postes de direction, il n’y a pas de sectarisme, avance le fondateur et patron de Lancor. La seule chose que l’on demande parfois, c’est un certain équilibre au niveau de la composition des conseils d’administration.” Dans les sociétés cotées, cela se confirme : d’après les chiffres de B-information, on y dénombre 543 mandats occupés par un francophone pour 602 mandats détenus par un néerlandophone.

Selon Michel Coucke, le phénomène du “plafond de verre” est surtout une invention émanant de candidats frustrés : “Ceux qui s’en plaignent, ce sont les francophones qui n’ont pas les compétences nécessaires pour le job”, estime-t-il.

Deux communautés, deux styles de management

Certains évoquent une approche divergente au niveau de la conduite des affaires, qui aurait un impact sur les recrutements et les promotions : “Le style de management est différent, assure Olivier Willockx (BECI). Le francophone trouve que la nuance, c’est important. Le Flamand cultive une image plus dynamique et prône le changement. Le francophone aime l’habileté dans l’expression orale. Le Flamand, ça le rend dingue, il a l’impression que le francophone a du mal à prendre des décisions.”

A ces différences d’approches dans la conduite du business s’ajoute un esprit de corps beaucoup plus marqué au Nord du pays. “Les Flamands ne vont jamais se critiquer l’un l’autre devant les francophones. Il existe une solidarité flamande affichée”, indique Olivier Willockx. Ce constat est partagé par plusieurs intervenants contactés dans le cadre de ce dossier. “Les francophones ont la capacité de se diviser publiquement, c’est une vraie maladie. Les Flamands, au contraire, règlent leurs conflits entre eux. A l’extérieur, ils constituent un bloc parfaitement hermétique”, abonde un ponte de l’administration fédérale, roué aux tensions communautaires. “Comme francophone, on a parfois l’impression de boxer avec un bras dans le dos. Il faut s’accrocher parce qu’on ne fait pas partie de la culture dominante de l’entreprise”, souligne un associé dans un grand cabinet d’avocats d’affaires.

Le CEO d’Artexis et Manager de l’Année 2012 de Trends-Tendances Eric Everard admet que certains patrons flamands qu’il côtoie au Voka, le réseau des entrepreneurs flamands où il occupe un poste d’administrateur, vivent un peu “en autarcie” et répètent souvent les mêmes discours convenus concernant les Wallons. La proximité entre le patronat et les politiques flamands est importante, ce qui contribue à renforcer la cohésion d’une certaine élite économique au nord du pays. Alors qu’au contraire, estime Eric Everard, “La culture entrepreneuriale francophone reste à écrire”. C’est peut-être là que se situe la clé pour faire sauter ce fameux plafond de verre, réel ou fantasmé.

Comment les Flamands ont kidnappé l'économie belge
© DR

Gilles Quoistiaux

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content