Daan Killemaes

‘Les sociétés comme Amazon posent une bombe sous notre budget… et notre société’

Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

L’employé moyen risque de se retrouver entre deux chaises: trop cher pour du travail dans des domaines où la main-d’oeuvre est peu qualifiée, trop peu formé pour des emplois plus qualifiés. C’est ce qu’affirme le rédacteur en chef du Trends néerlandophone Daan Killemaes.

Ce n’est pas une surprise que l’assainissement des finances publiques se trouve dans les priorités de l’agenda du gouvernement, mais le report de l’équilibre du budget belge à 2019 n’est pas pour autant de la mauvaise gestion. Mieux vaut pas d’équilibre budgétaire plutôt qu’un mauvais équilibre budgétaire, où les trous sont comblés par des impôts supplémentaires qui entravent la croissance et l’emploi. Car si ce pays n’avait besoin que d’une seule tendance au cours des prochaines années, ce serait une croissance de l’emploi. Mais si la révolution numérique ne comportait qu’un seul risque, ce serait alors la sape de l’emploi par les robots et les algorithmes… Une collision frontale entre la révolution numérique et la société ne pourra uniquement être évitée que si les charges sur le travail sont amenées à diminuer encore bien davantage que ce que l’on a fait jusqu’à présent. Si cette diminution de charges crée un trou dans le budget, qu’il en soit donc ainsi.

Au départ d’une perspective business logique pour elles, des sociétés comme Amazon posent une bombe sous notre budget et sous notre société. Le géant américain de l’e-commerce construit aussi un réseau de magasins physiques. Jusque-là, rien de dramatique. Mais l’élément perturbateur est qu’Amazon a déjà, avec succès, testé des magasins où l’on ne scanne plus aucun produit et où, par conséquent, plus aucun caissier n’est encore nécessaire. Des capteurs enregistrent tout, et le décompte se fait automatiquement. Une pointe de panique devrait naître chez les enseignes comme Colruyt, AholdDelhaize ou Carrefour, qui paient encore des milliers d’employés de magasin. Un soupçon de panique devrait aussi survenir du côté du gouvernement si ces chaînes n’avaient, bientôt, plus d’autre choix que d’imiter Amazon et qu’elles se mettent par conséquent à sabrer lourdement dans leur personnel.

Parias numériques

Et alors, direz-vous peut-être. Laissons le marché faire son oeuvre, et ces personnes trouveront un autre emploi. L’exode, d’abord de l’agriculture, ensuite de l’industrie, a été absorbé par une croissance de l’emploi dans le secteur des services. Maintenant aussi, de nouveaux services et de nouvelles activités, dont nous ne sommes même pas encore capables de soupçonner l’existence, créeront de nouveaux emplois. La question est cependant de savoir si les caissiers de Colruyt pourront remplir ces emplois. Si des robots et des algorithmes sont déjà, aujourd’hui, meilleurs pour les jobs routiniers, ils s’amélioreront encore en la matière dans le futur, pour toujours plus d’applications. L’employé moyen risque de se retrouver entre deux chaises: trop cher pour du travail peu qualifié, trop peu formé pour du travail hautement qualifié. À sa place s’assiéra un robot ou un algorithme. L’armée toujours plus grande des parias numériques tend vers un désastre social.

L’armée toujours plus grande des parias numériques tend vers un désastre social

Cette tendance est déjà à l’oeuvre depuis des années. Sur le marché du travail belge, la demande de personnes hautement qualifiées et diplômées augmente, non pas au détriment des moins diplômés, mais au détriment du segment du milieu. Quasi partout en Occident, du fait de l’accélération technologique, les salaires augmentent moins vite que la productivité du travail, et ce depuis déjà quelques décennies. Cela signifie que le travail obtient une part de plus en plus petite du gâteau, et le capital une part croissante. L’augmentation de la taille du gâteau adoucit à peine un sentiment d’injustice à fleur de peau. La croissance de l’inégalité des revenus s’accentue, certainement dans les circonstances économiquement difficiles des dernières années et d’insatisfaction vis-à-vis de l’intégration sociale, et elle nourrit les courants protectionnistes et populistes. De nos jours, on suit les élections les fesses serrées.

La prépension en voie de privatisation

Le plus grand défi pour le gouvernement Michel et ses successeurs sera de garder les parias numériques sur la terre au travail. Toutes les sociétés n’ont pas, tel ING, les moyens de payer leur personnel superflu pour rester à la maison. Les collègues concurrents n’en sont en outre pas satisfaits. Les syndicats ont sans nul doute consciencieusement pris note du généreux plan de départ chez ING, et ils mettront cela comme minimum sur la table lors d’une prochaine restructuration dans le secteur bancaire. La prépension est en voie de privatisation.

Comment un gouvernement doit-il réagir face à cet impact potentiellement déstabilisant de la révolution numérique ? Pas mal de mauvaises bonnes idées ont déjà été lancées. Comme une taxe robot pour protéger la position concurrentielle de l’être humain, mais celle-ci est au final un impôt linéaire sur la production. Ou un revenu de base universel, pour offrir un filet minimal aux perdants, mais cela ne leur permet toujours pas de les maintenir au travail. Ou un impôt sur la plus-value, pour maintenir la balance égale entre le travail et le capital. Entre parenthèses: en Belgique, les salaires ont tout de même suivi la productivité du travail et le capital n’est pas encore le grand gagnant de la numérisation, alors que la pression fiscale sur le capital a néanmoins sérieusement augmenté ces dernières années.

De meilleures réponses se situent dans l’enseignement et le recyclage permanent, bien qu’il ne soit pas possible de faire des prodiges numériques de tout le monde. Et dans la poursuite de la diminution des charges sur le travail, surtout des groupes vulnérables, afin de limiter l’accroissement de l’armée des damnés numériques. Une telle diminution des charges est l’un des meilleurs investissements que le gouvernement puisse faire en ce moment.

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