Yvan Mayeur: “Le piétonnier a déjà changé l’atmosphère de la ville”

Yvan Mayeur © Belga

Chute du chiffre d’affaires dans les commerces, explosion des nuisances nocturnes, inaccessibilité du coeur de la ville, tarifs de parking prohibitifs, absence de concertation… Le bourgmestre de Bruxelles, Yvan Mayeur (PS), répond aux critiques sur l’extension du piétonnier.

Ce jour-là, le soleil brille, le ciel est bleu et Bruxelles se prépare à accueillir les concerts pour la fête de la Communauté française. Une ambiance idéale pour se promener dans ce nouveau piétonnier qui a défrayé la chronique tout l’été. Dans son bureau de l’hôtel de ville, d’où l’on entend Thomas Dutronc répéter en prévision de sa prestation de la soirée, le bourgmestre Yvan Mayeur revient sur les motivations du “changement de paradigme” qu’il a initié pour sa ville.

Quel bilan tirez-vous du premier été du piétonnier de Bruxelles ?

Plutôt positif. Tous ceux qui ont été sur le piétonnier y ont vécu une expérience incroyable. Ils ont vu une ville paisible, débarrassé du bruit et de la pollution des voitures. Cela change totalement l’atmosphère de la ville, en faveur des citoyens, et c’est exactement ce que nous souhaitions. Les modifications apaisent la ville et les relations entre les êtres humains.

Néanmoins, c’était l’été, la période où l’on se promène le plus volontiers dans un piétonnier. Est-il envisageable de moduler cet espace selon les saisons, de réduire le piétonnier en hiver par exemple ?

Le piétonnier n’est pas un lieu d’animation permanente, ce n’est pas une grande plaine de jeux. Il y aura des activités ludiques, comme cet été. Nous aurons les plaisirs d’hiver, des événements ponctuels et j’ai invité tous les acteurs culturels du secteur (Ancienne Belgique, Beursschouwburg, l’UGC, le Théâtre national, la Monnaie….) à s’approprier l’espace, à le considérer comme une scène publique supplémentaire. Des projets sont en cours. Mais, il y aussi des moments où il ne doit rien se passer, où cet espace devra vivre par lui-même comme n’importe quelle place publique. Je suis convaincu que les gens continueront à y venir, pour y travailler, pour se promener. La curiosité pour le piétonnier a attiré dans le centre des gens qui n’y étaient plus venus depuis longtemps. Et c’est sympa ! Même le mauvais temps n’est pas un problème : nous avons diffusé un concert de Brel sur grand écran à la Bourse. Il pleuvait et les gens sont restés, c’était formidable.

Tout n’est cependant pas rose : si l’on en croit un premier sondage du cdH, 70 % des commerçants ont constaté une baisse de leur chiffre d’affaires. Entendez-vous leur inquiétude ?

Oui, je comprends l’inquiétude du cdH… Plus sérieusement, la situation des commerçants mérite une analyse correcte. Pourquoi avons-nous fait ce piétonnier ? Parce que nous étions convaincus de la nécessité de repenser le coeur de la ville. Bruxelles fait partie de ces villes dont on a cassé les quartiers pour aménager des axes de circulation de plus en plus larges au profit d’un flux croissant de véhicules de transit. Cette ville façonnée depuis plus de 70 ans dans une optique utilitaire ne fonctionnait plus. Ni pour ses habitants, ni pour la qualité environnementale, ni sur le plan économique et commercial. Le centre-ville était clairement sur le déclin, il n’était plus fréquentable, c’était devenu un lieu de transit. N’inversons pas les choses : c’est parce que les problèmes existaient que nous avons décidé de faire le piétonnier. Ne pas agir, c’était courir à la faillite de la ville et de son activité commerciale. Un changement s’imposait et il ne pouvait pas être uniquement à visée commerciale. C’est un changement de vie : passer des villes utilitaires à des villes à vivre. Mes collègues ailleurs en Europe pensent la même chose. Paris vient d’organiser sa première journée sans voiture. Cela a été imaginé ici, dans ce bureau de l’hôtel de ville de Bruxelles, lors d’une visite d’Anne Hidalgo (maire de Paris, Ndlr).

Certes, commercialement, l’axe n’était plus vraiment porteur. Mais pour certains magasins, le piétonnier, c’est presque le coup de grâce…

Fallait-il laisser aller les choses ou agir de manière à produire un réel changement, dans le but d’améliorer la vie des gens et l’attractivité du centre ? Nous avons choisi la deuxième option. En changeant les choses, on s’expose à la critique mais, au moins, nous essayons d’apporter une réponse aux problèmes existants. Alors oui, certains commerces éprouvent des difficultés aujourd’hui. Mais faut-il tout attribuer au piétonnier ? La consommation ne se porte pas bien en Belgique, le pouvoir d’achat s’érode. Certains problèmes sont liés à des segments d’activité moins porteurs, à des situations conjoncturelles etc. Nous ne pouvons pas répondre à tous ces facteurs exogènes. Le piétonnier est une réponse au déclin global du coeur de la ville. Et là où il a peut-être accentué les difficultés, nous essaierons d’apporter des solutions adaptées.

Même pour l’hôtel Métropole qui a introduit une action en justice, car il estime que l’impossibilité de rejoindre l’hôtel en voiture lui fait perdre des clients ?

Je souhaite que la situation se décante et que nous trouvions un accord, avant le jugement sur le fond prévu en janvier. Je suis quelqu’un de rationnel : si une institution a des difficultés, mon rôle est aussi de tenter de trouver une solution pour les aider. Et c’est ce que je fais. Prenons l’exemple des hôtels de la zone piétonne. Les cinq premiers mois de 2015, le taux d’occupation était en baisse par rapport à 2014. En juin, juillet et août, nous sommes au contraire en hausse par rapport à la même période en 2014. Cela correspond à l’extension du piétonnier. En juillet et en août, ces hôtels ont ainsi affiché un taux d’occupation de 82 et 85 %, contre 70 % dans le reste de la ville. Le piétonnier semble donc plutôt porteur pour les nuits d’hôtel à Bruxelles.

De quels types de commerces rêvez-vous pour le plus grand piétonnier d’Europe ?

Mais je ne rêve pas, nous avons fait un gros travail d’analyse avant d’agir. L’axe du centre ne doit ni concurrencer la rue Neuve, ni viser les enseignes des futurs centres commerciaux Docks et Néo, ni copier le piétonnier antérieur autour de la Grand-Place avec ces innombrables night shops et boutiques de souvenirs. Je crois qu’il y a moyen de développer un commerce indépendant de qualité, comme on le voit par exemple autour du marché de l’Agora grâce à des connexions entre hôtels, restaurants et commerces, ou dans les galeries Saint-Hubert et de la Reine, qui sont en quelque sorte les piétonniers de leur époque. Et ça marche bien.

Pour coordonner cette évolution, vous disposez d’un atout que peu de villes ont : la Régie foncière, propriétaires de nombreux immeubles dans ce périmètre. Comment comptez-vous utiliser cette Régie pour servir votre projet ?

Nous avons un rôle de régulateur, comme pour le logement. Sur le piétonnier, nous allons continuer la politique de baux progressifs, liés au chiffre d’affaires. Beaucoup de gens nous sollicitent, y compris des enseignes qui n’existent pas en Belgique. C’est une réponse à ceux qui clament que le piétonnier va couler l’économie bruxelloise.

Il n’empêche, à ce stade, ce sont surtout les snacks et les vendeurs de durums, nombreux sur ces artères, qui se réjouissent de l’évolution…

Cette remarque, que j’entends souvent, me paraît un peu discriminatoire, sans doute sans le savoir. Le durum, ce n’est pas plus mauvais que le McDonald. Notre souhait est d’atteindre un certain niveau de qualité et de diversité commerciale pour que la zone soit attractive. Je ne pense pas que ce soit incompatible avec la présence de marchands de kebabs.

Qui dit snacks dit aussi papiers et déchets alimentaires sur la voirie. La saleté du piétonnier a été régulièrement pointée du doigt. Comment y répondre ?

Ce n’est pas le piétonnier mais les gens qui sont sales. Ce sont eux qui jettent des détritus. Le piétonnier est propre en journée, la nuit il y a des débordements, liés à la consommation débridée de certains produits. Les services de nettoyage passent à 6 h 30, cela a un coût. Nous ne pouvons pas faire plus. Nous ne sommes pas la nouvelle domesticité de ceux qui viennent s’amuser dans le piétonnier et ne peuvent plus se contrôler. Nous réprimons aussi. Depuis l’ouverture du piétonnier, le nombre d’amendes administratives a été multiplié par trois. Les p.-v. pour infraction aux règles de propreté ont augmenté de 67 % sur le secteur et ceux pour ivresse et trouble de l’ordre public de 80 %. J’espère que les gens vont progressivement apprendre à respecter l’espace public.

Cela dit, les vols et coups et blessures sont, eux, en nette diminution depuis l’ouverture du piétonnier. Nous n’avons jamais prétendu éradiquer la délinquance avec cette initiative. Mais elle diminue. Avant, les malfrats pouvaient tout se permettre parce que personne ne s’arrêtait, il n’y avait que des voitures qui passaient. Maintenant, les citoyens sont dans la rue, ils parlent, ils s’assoient sur un banc, c’est plus compliqué pour certains de faire leurs basses besognes. L’apocalypse annoncée n’a pas eu lieu, au contraire. Même si, j’en conviens, la nuit c’est un peu plus compliqué. Nous en sommes conscients et nous tentons d’y remédier. Les critiques, on les a eues. Ce serait bien si maintenant, on pouvait aussi nous accorder un peu de confiance.

Le piétonnier a été lancé à la hussarde. Adopterez-vous un fonctionnement plus participatif pour la suite, en particulier pour les aménagements définitifs ?

Vous croyez vraiment qu’un tel changement se pense par une personne toute seule dans son bureau ? L’administration a travaillé, des urbanistes ont proposé, plusieurs réunions du conseil communal ont été consacrées à ce sujet, je discute avec les institutions culturelles pour l’animation de l’espace. On ne retient pas les remarques de tout le monde – parfois elles sont d’ailleurs contradictoires entre elles – mais cela ne veut pas dire qu’on refuse la concertation. Je porte politiquement le projet, je l’ai impulsé. Mais je n’agis pas en solo. Beaucoup annoncent des tas de réformes. Nous, nous réalisons ce que nous avons annoncé, Je comprends que ça perturbe un peu dans le monde politique belge.

Mais les citoyens n’ont pas été associés directement au projet. N’est-ce pas nécessaire pour qu’ils s’approprient et respectent le lieu ?

Qu’entendez-vous par participation ? Réunir tout le monde dans une grande salle et en laisser quelques-uns, pas toujours des habitants d’ailleurs, monopoliser la parole ? Nous avons régulièrement interrogé des habitants et des passants, nous avons écouté les suggestions. Les gens voulaient de la verdure notamment : nous passerons de 250 à 3.000 m2 de verdure.

La population s’approprie les lieux. Regardez comment les gens s’installent sur ces grands troncs d’arbre amenés au coeur de la ville, comment ils jouent aux échecs sur les bancs, comment ils flânent. C’est exactement l’ambiance que nous voulions. Les aménagements seront effectués avec des matériaux nobles et apporteront un cachet supplémentaire. Nous faisons le choix résolu de la beauté de la ville, j’insiste sur ce mot de “beauté”. Revenons au point de départ de l’idée de ce piétonnier. Bruxelles compte 17.000 chômeurs et 22.000 personnes à charge du CPAS. Nous voulons — nous devons ! — offrir des perspectives économiques à cette population. Aujourd’hui, on peut évaluer les villes en fonction non pas de la richesse qui y est produite mais de la richesse qui y est dépensée. Le pari est de rendre le coeur de la ville attractif pour que les populations plus aisées, qui vivent en périphérie ou dans la deuxième couronne, retrouvent le plaisir d’y venir, d’y dépenser de l’argent et que cela crée des emplois pour ceux qui vivent en ville. Le changement urbanistique doit enclencher un cercle vertueux pour l’économie bruxelloise.

Faire venir des gens de l’extérieur, cela implique d’anticiper la question de la mobilité. Manifestement, cela a coincé avec la Stib. On a vu des conducteurs de bus ne trouvant plus leur itinéraire…

Nous avons mené une concertation avec la Stib dès le début de notre réflexion sur le piétonnier. La société de transport a toutefois des contraintes qui ne rencontrent pas nos objectifs. Son contrat de gestion la pousse à accélérer sa vitesse commerciale. D’où des outils disproportionnés comme ces bus articulés dans les rues d’une ville médiévale. Il faudra aller vers des transports publics plus petits, plus souples et plus fréquents. L’usage de la voiture doit être de plus en plus un dernier recours, pour les habitants de la ville du moins. Le premier jour, nous avons eu des embouteillages, pas forcément dus au piétonnier d’ailleurs. Durant les vacances, ça a été mieux. Mais on m’a dit “ce sera la foire à la rentrée”, puis “attendez la rentrée du secondaire”. Or, tout s’est bien passé. Je ne dis pas que le plan de circulation est une merveille, mais on est loin du chaos prédit par certains. Le piétonnier est bien accessible, les gens s’en sont rendu compte.

Il y a aussi les gens qui rejoignent Bruxelles en voiture. Les tarifs des parkings ne sont-ils pas prohibitifs pour eux ?

Les transports en commun sont payants, les parkings le sont aussi. Ils nécessitent de lourds investissements, qui doivent être amortis. Quand on achète une voiture, on anticipe le prix des assurances, de l’essence, de l’entretien. Désormais, il faut ajouter un poste : le prix du parking. Il n’y a aucune raison que l’espace public soit à jamais privatisé par la voiture.

Les parkings, eux aussi, sont privatisés…

Je sais, l’idéal serait sans doute que les parkings des entreprises et des administrations puissent être mis à disposition en soirée et le weekend. Mais y arriverons-nous un jour ? Je vois beaucoup d’obstacles quant à la responsabilité, à la sécurité… Des parkings supplémentaires s’imposent, je pense. Nous verrons dans quelle proportion. Une évaluation du plan de circulation aura lieu au début de l’année prochaine et nous prendrons les options sur cette base. Les gens ne doivent plus venir en ville et tourner pendant 20 minutes dans l’espoir de trouver une place en surface. Ils doivent aller directement dans un parking. Les cinq euros qu’ils paieront, c’est cinq euros qu’ils ne paieront pas en essence. Et c’est plus rapide et plus confortable. Je précise : on n’évalue pas le piétonnier, il est là et il restera. On va bien entendu améliorer les aménagements, le mobilier… mais le piétonnier restera. Ce qui sera évalué, c’est la mobilité autour de ce piétonnier.

Comment avez-vous fait pour en convaincre le MR ? A priori, ce n’est pas son créneau…

Cela va peut-être vous étonner mais avec Ecolo et le cdH, nous n’y serions jamais arrivés. C’est le paradoxe de Tocqueville : plus une situation s’améliore, plus l’écart avec la condition idéale paraît insupportable, disait-il. Des gens rêvent d’un idéal, on réalise des choses qui tendent vers cet idéal mais sans l’atteindre et ils finissent par rejeter l’amélioration et à préférer la situation antérieure. Ils rejettent le piétonnier parce qu’il n’est pas exactement comme ils l’avaient rêvé. Avec le MR, les choses étaient claires. Le PS voulait ce changement de paradigme, ce changement dans la ville à vivre ; le MR voulait une redynamisation économique et commerciale. Cette rencontre de nos intérêts complémentaires a permis de réussir ce piétonnier. Contrairement à ce qui est parfois véhiculé, cette alliance montre qu’elle est capable, plus que d’autres même, de produire du changement. Je trouve que c’est à méditer.

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