L’intelligence artificielle gagne la “pubosphère”… Mais peut-elle être créative ?

Lors des MIXX Awards, le logiciel Pearl a décerné le premier "AI-award" de l'histoire de la pub. © Belgaimage

Les robots et les algorithmes s’invitent de plus en plus dans le petit monde de la publicité. En termes de marketing et de communication, l’intelligence artificielle peut-elle être créative pour autant ? Tentative de réponse avec quelques expériences déroutantes.

Au Salon de l’Auto de Bruxelles, les marques succombent aux charmes de l’intelligence artificielle. Sur le stand de Volvo, le modèle S90 a par exemple été transformé en ” recruteur de nouveaux talents ” grâce à la technologie dernier cri intégrée au véhicule sublimé. Baptisée Volvo HR90, cette expérience de recrutement unique pour le constructeur automobile teste en effet ” les connaissances, la motivation et les compétences sociales des candidats ” ( sic) via une conversation dynamique menée par la voiture elle-même à travers différents capteurs ” intelligents “. On l’aura compris : il s’agit là d’un joli coup marketing destiné à différencier la marque dans un marché sursaturé et, surtout, à faire parler du modèle S90 de manière complètement décalée.

Originale, cette opération de Volvo menée par l’agence de pub Famous Grey traduit bien la frénésie qui agite aujourd’hui les marques autour de l’intelligence artificielle. La dernière édition du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas – le plus important salon de l’électronique grand public – vient d’ailleurs de le rappeler : les objets connectés et autres assistants vocaux ont le vent en poupe, plaçant désormais le mot robot au sommet de la liste des ” buzz words ” de l’année.

Le modèle S90 de Volvo a été transformé en
Le modèle S90 de Volvo a été transformé en “recruteur de nouveaux talents” grâce à de l’intelligence artificielle.© PG

Tout et n’importe quoi

Si les marketers sont sensibles à cette tendance de fond, il n’en reste pas moins que l’intelligence artificielle sert aujourd’hui de grand ” fourre-tout ” à la moindre innovation technologique et que certains spécialistes déplorent l’usage de ce vocable à tort et à travers. ” L’intelligence arti-ficielle ne va pas bouleverser le monde de la pub en 2018, tempère d’emblée Brice Le Blévennec, co-CEO de l’agence numérique Emakina. A long terme, elle va évidemment le faire, surtout via Google et Facebook avec les modèles comportementaux prédictifs qui seront utilisés pour de la publicité personnalisée, mais aujourd’hui, il y a beaucoup de fumisterie. On utilise ce terme pour parler de tout et de n’importe quoi. Les systèmes automatisés comme la programmatique, ce n’est pas de l’intelligence artificielle ! ”

Les annonceurs se trouvent à la fois dans une phase d’observation et de fascination pour l’intelligence artificielle. Ils savent que cela va bouleverser la vie du consommateur, mais en Belgique, ils n’osent pas encore pas franchir le pas. ” Damien D’Ostuni, “innovation expert” chez WaveMaker Belgium

Depuis de longues années déjà, le monde de la publicité se sert en effet de l’informatique et de logiciels de plus en plus puissants pour optimaliser certaines tâches. Ainsi, dans le digital, la part du programmatique – les pubs vendues de manière automatisée grâce à des algorithmes – ne cesse d’augmenter au fil des ans et cette tendance est déjà fortement majoritaire aux Etats-Unis (même si ce n’est pas encore le cas en Belgique). Plus récemment, les chatbots – ces robots conversationnels qui sont capables de discuter avec l’homme et de répondre aux questions simples des internautes – sont également venus animer les sites web des grandes marques, ainsi que certains services de messagerie comme Facebook Messenger. De plus en plus intelligents, ces assistants virtuels ambitionnent de réinventer l’expérience client, de la même manière que d’autres ” armes ” de plus en plus performantes : telles que les technologies de reconnaissance faciale et vocale, les logiciels capables de détecter les émotions humaines, ou encore ces moteurs de recherche prédictifs qui ” comprennent ” de mieux en mieux les envies réelles des consommateurs.

Un allié créatif

Rodée à traiter un nombre impressionnant de données en un temps record, l’intelligence artificielle peut-elle être créative pour autant ? Le débat fait rage dans la ” pubosphère ” avec son lot de défenseurs et de détracteurs au sujet d’un robot qui serait capable, un jour, d’égaler le meilleur directeur créatif. Pourtant, des expériences bluffantes ont déjà été menées en terre publicitaire. Il y a presque deux ans, la banque ING, sponsor de la Rembrandthuis à Amsterdam, a ainsi financé une opération originale avec la collaboration de l’agence J. Walter Thompson. Baptisée The Next Rembrandt, le projet consistait à créer un tout nouveau tableau du peintre hollandais grâce à un algorithme capable d’analyser toute son oeuvre et, surtout, d’imaginer un nouveau portrait ” à l’identique “. Le logiciel développé pour l’occasion a répertorié, analysé et stocké les détails de plus de 300 tableaux de Rembrandt, avant d’imaginer une composition originale sur base de toutes ces données réinterprétées. Stupéfiant, le résultat tout en clair-obscur a été concrétisé avec la magie de l’impression 3D, histoire de donner du relief à cette nouvelle peinture, exactement comme il y a 350 ans. Le ” nouveau Rembrandt ” a ensuite été exposé à la Rembrandthuis et, surtout, récompensé d’une quinzaine de prix au Festival international de la Publicité de Cannes en 2016. Du pain bénit pour la marque ING associée à cette très belle opération de communication.

Le modèle S90 de Volvo a été transformé en
Le modèle S90 de Volvo a été transformé en “recruteur de nouveaux talents” grâce à de l’intelligence artificielle.© PG

Plus fort que l’humain ?

Toujours en 2016, l’intelligence artificielle a également été utilisée pour concevoir un spot dédié aux pastilles mentholées Clorets, marque du géant de la confiserie Mondelez. Un créatif de l’agence McCann Japan a développé un robot ” directeur artistique ” alimenté de milliers de publicités nippones pour en isoler les critères performants en fonction des récompenses reçues en festival. Sur base du pitch transmis par le client, deux scénarios ont été soumis – l’un par l’intelligence artificielle, l’autre par un créatif en chair et en os – et ensuite mis en images par une équipe de tournage selon les instructions données. Si le spot imaginé par l’homme a décliné, sous une forme très artistique, le concept de ” l’haleine fraîche pendant 10 minutes ” voulu par Clorets, le robot a quant lui développé un scénario complètement déjanté avec un employé japonais qui se transforme en chien volant. Montré de façon anonyme à deux publics distincts, les spots n’ont pas recueilli les mêmes suffrages : le film 100 % humain a recueilli de justesse les faveurs du panel composé de consommateurs lambda, tandis que le spot imaginé par le logiciel de McCann Japan a été préféré, ironie du sort, par un jury de professionnels de la communication.

L’agence belge Happiness a, elle aussi, eu recours à l’intelligence artificielle pour réaliser cette performance exceptionnelle : créer 1.440 spots télé pour une seule et même campagne de pub, soit un spot pour chaque minute de la journée – on compte exactement 1.440 minutes dans 24 heures – diffusé sur le site de casino en ligne Slotomania. Pour soutenir l’idée selon laquelle on peut jouer à n’importe quel moment du jour et de la nuit, Happiness a en effet créé un spot unique par minute avec la complicité de 142 copywriters et d’un robot capable de rechercher les séquences les plus drôles dans une banque d’images vidéo pour les mots les plus importants de chaque scénario. Un bon compromis homme-machine, en quelque sorte.

Un robot pour juger

Si l’intelligence artificielle peut désormais concevoir des spots publicitaires, elle est aussi capable de juger des campagnes réalisées par des humains. Ainsi, il y a quelques semaines, la Belgique s’est fortement distinguée dans le petit monde de la pub avec une première mondiale. Lors des habituels MIXX Awards qui visent à récompenser les meilleures campagnes digitales de l’année écoulée, les organisateurs ont sérieusement innové en donnant naissance à Pearl, une intelligence artificielle chargée de décerner un prix tout à fait officiel. Créée avec la complicité d’une société spécialisée en machine learning, cette jurée exceptionnelle a été ” nourrie ” avec le bon millier de campagnes candidates aux MIXX Awards depuis les 10 années de son existence. Chaque case a reçu un score en fonction du prix obtenu – ou, le cas échéant, de l’absence de prix – et a surtout été décortiqué selon différents critères (les textes, les éléments visuels, la musique, l’atmosphère, etc.). Au total, une quarantaine de variables ont ainsi été identifiées, répertoriées et quantifiées, permettant à Pearl de les utiliser comme critères pertinents pour ” penser ” comme n’importe quel autre membre du jury.

Au terme de l’expérience, cette intelligence artificielle a donc englouti les campagnes en compétition pour les MIXX Awards 2017 et a été invitée à décerner le tout premier ” AI-award ” de l’histoire de la pub. Son petit coeur digital a penché pour la campagne Her Street View réalisée par l’agence JWT pour l’ASBL Touche pas à ma pote qui lutte contre le harcèlement en rue. Preuve en est que Pearl a plutôt bien géré le dossier : la même opération publicitaire a également été récompensée ce soir-là par un jury humain dans la catégorie ” Meilleure campagne de sensibilisation ” de l’année.

Le modèle S90 de Volvo a été transformé en
Le modèle S90 de Volvo a été transformé en “recruteur de nouveaux talents” grâce à de l’intelligence artificielle.© PG

Révolution douce

” La naissance de Pearl avec la complicité de l’agence DDB Brussels était aussi un coup de com’ pour les 10 ans du festival, reconnaît aujourd’hui Patrick Steinfort, directeur de la Belgian Association of Marketing (BAM) qui organise les MIXX Awards, mais un coup de com’ qui est appelé aujourd’hui à durer. L’idée est en effet de renouveler l’expérience chaque année en Belgique, mais aussi de prêter cet outil à d’autres pays pour élargir la base de données. L’intelligence artificielle va s’imbriquer de plus en plus dans l’industrie publicitaire et, avec Pearl, nous avons ouvert une piste inédite, même si l’objectif n’est évidemment pas de remplacer tous les membres du jury par une machine ! Aujourd’hui, l’IA ne doit pas être abordée en termes de compétition, mais bien en termes de complémentarité avec l’être humain. ”

Signe que l’intelligence artificielle ne cesse de monter en puissance dans le monde de la communication, le groupe Publicis a annoncé l’année dernière le développement de Marcel, ” la première plateforme d’assistance professionnelle propulsée par l’intelligence artificielle et le machine learning “. Concrètement, Marcel reliera les 80.000 employés du groupe répartis dans 130 pays afin ” d’anticiper les besoins des clients et de libérer la créativité, tout en exploitant le pouvoir de la data pour générer des solutions commerciales “. Revers de la médaille publicitaire : le coût de cette plateforme impose à Publicis de renoncer, pendant un an, à sa participation généralement coûteuse à tous les festivals et autres prix organisés dans le secteur, y compris les prestigieux Lions de Cannes.

Ce portrait de Rembrandt n'a pas été réalisé par le peintre lui-même, mais par une intelligence artificielle qui avait répertorié, analysé et stocké les détails de plus de 300 tableaux de l'artiste hollandais.
Ce portrait de Rembrandt n’a pas été réalisé par le peintre lui-même, mais par une intelligence artificielle qui avait répertorié, analysé et stocké les détails de plus de 300 tableaux de l’artiste hollandais.© PG

Des annonceurs prudents

” Le monde de la publicité et du marketing se trouve aujourd’hui à un véritable carrefour, analyse Damien D’Ostuni, innovation expert à l’agence média WaveMaker Belgium. Les annonceurs se trouvent à la fois dans une phase d’observation et de fascination pour l’intelligence artificielle. Ils savent que cela va bouleverser la vie du consommateur dans de nombreux secteurs, mais en Belgique, ils n’osent pas encore pas franchir le pas. Le challenge sera pourtant d’apporter un message pertinent au client, notamment à travers les enceintes connectées comme Google Assistant ou Alexa d’Amazon. Les marques doivent d’ores et déjà s’y préparer car ces systèmes d’assistants vocaux vont se développer fortement et le marketing prédictif sera de plus en plus essentiel dans les années à venir. ”

Et Damien D’Ostuni de conclure avec les vitres et les pare-brises des voitures autonomes qui seront, à l’avenir, de véritables supports interactifs, truffés d’informations et de publicités personnalisées à consulter sur la route, histoire d’exploiter toujours plus le fameux temps de cerveau disponible. Rendez-vous au Salon de l’Auto en 2032 pour juger du résultat.

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