“L’intelligence artificielle va changer le monde”

© Christophe Ketels/Belgaimage

A la tête d’une entreprise qui emploie près de 25.000 personnes et pèse 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires, l’Américain John Seifert était de passage à Bruxelles pour passer en revue ses troupes européennes. Rencontre avec le CEO de l’agence mythique Ogilvy & Mather qui, en exclusivité pour Trends-Tendances, décortique les nouveaux défis de l’industrie publicitaire.

Il ne tarit pas d’éloges sur l’antenne belge de son empire publicitaire. Président et CEO de l’agence de pub Ogilvy & Mather, John Seifert salue en effet le travail mené par l’entité Ogilvy & Social Lab et qui sert désormais de repère aux autres équipes du groupe en termes de stratégie digitale (lire l’encadré ” Une Belgique positive ” au bas de l’article). Passionné, l’homme s’est prêté au jeu de l’interview et évoque avec nous les nouveaux séismes qui secouent le monde de la pub.

JOHN SEIFERT. Je ne vois pas nécessairement cela comme la fin du marché publicitaire. Google et Facebook, comme d’autres plateformes sociales, se sont juste ajoutés à ce que nous proposions déjà. Aujourd’hui, notre challenge est d’aider nos clients à faire partie de cette nouvelle offre. La plupart d’entre eux sont déjà conscients du pouvoir de Facebook et de la façon d’entrer en interaction avec leurs consommateurs dans cet environnement social. Ici, à Bruxelles, nous avons une équipe fantastique qui comprend précisément cette dynamique et qui la comprend probablement mieux que n’importe quelle autre équipe dans le monde. Le plus excitant est de trouver comment optimiser tout ça, de venir avec les bonnes idées, que ce soit en social media ou dans les médias traditionnels, et surtout de pouvoir en mesurer les performances. Parce que le plus gros challenge que nous imposent nos clients se situe justement à ce niveau-là : le paysage s’est complexifié, mais nos clients ne veulent pas nécessairement dépenser plus d’argent. Ils veulent davantage de retour sur investissement et ils attendent de notre part qu’on leur trouve la meilleure combinaison possible, en termes de médias et de contenus créatifs, dans ce paysage devenu plus complexe.

Mais ne craignez-vous pas, justement, que les marques puissent travailler un jour ” en direct ” avec des acteurs comme Google et Facebook, en se passant dès lors des services des agences de communication comme la vôtre ?

Je pense qu’il y aura, à l’avenir, plus de créativité grâce au big data.”

Je n’ai pas peur de cela. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où nos clients peuvent faire beaucoup de choses ” en direct “. S’ils ont choisi de travailler avec nous, c’est parce que nous apportons justement de la valeur qu’ils ne peuvent créer eux-mêmes et parce qu’ils veulent une expertise pour connaître la meilleure façon d’entrer en interaction avec leur cible. Nous devons nous rendre importants, précieux et pertinents pour faire partie de cette dynamique. Nous définissons notre business comme l’intégration des données, de la créativité et des médias. Notre valeur ajoutée se situe dans la combinaison de ces trois éléments.

Vous êtes dans l’industrie de la publicité depuis presque 40 ans. L’émergence de ces géants du Net et le triomphe du mobile représentent-ils la plus grande révolution à laquelle vous avez assisté dans votre carrière ?

Il n’y a aucun doute là-dessus ! Si je prends l’ensemble de ma carrière et si je m’arrête sur ces 10 dernières années, il y a certainement eu 10 fois plus de bouleversements – si pas davantage – sur cette période-là que sur les 30 premières années pendant lesquelles j’ai travaillé. C’est énorme ! Et c’est tellement fondamental que j’ai décidé de revoir complètement l’organisation d’Ogilvy pour mieux répondre aux attentes des clients et pour être pertinent pour les 30 prochaines années. C’est d’ailleurs la raison de ma venue ici : l’antenne belge n’est pas notre plus grand business, mais c’est celle qui est en plus forte croissance et qui est probablement la plus avancée dans son état d’esprit par rapport aux changements du marché. Elle peut transmettre son expérience à l’ensemble d’Ogilvy. Nous sommes une entreprise qui pèse 2 milliards de dollars et nous avons besoin de l’expertise de cette structure qui est à la pointe de cette nouvelle façon de penser.

PROFIL

– Présenté comme “un vétéran d’Ogilvy & Mather”, l’Américain John Seifert a passé plus de 37 ans dans cette agence appartenant au groupe de communication WPP, occupant plusieurs postes-clés au fil de sa carrière, de Los Angeles à Singapour, en passant par Chicago, Bangkok et New York.

– Il y a un an, il est devenu président et CEO d’Ogilvy & Mather et a entrepris de réorganiser et de simplifier la structure de l’entreprise qui compte aujourd’hui près de 25.000 employés et des clients de prestige comme Coca-Cola, American Express, Ford, IBM ou encore Nestlé.

– Passionné de golf, d’architecture et de design, John Seifert donne régulièrement des conférences sur la publicité et le marketing dans des universités et des séminaires.

Précisément, quel est le point crucial de votre stratégie actuelle ?

Le point n° 1, c’est de définir ce que signifie exactement la marque Ogilvy dans cette nouvelle ère. Nous sommes là pour aider nos clients à faire en sorte que leur marque compte, quel que soit le contexte dans lequel ils veulent construire cette marque. Aujourd’hui, construire une marque est devenu très difficile à cause justement de ces changements provoqués par le digital, le social media et l’expérience du consommateur qui a évolué. Il y a beaucoup plus de compétition qu’avant, le monde est plus fragmenté que jamais et, surtout, le consommateur a davantage de contrôle aujourd’hui. Il choisit une marque parce qu’il l’aime, parce qu’il partage ses valeurs et parce qu’il sait qu’elle agit de manière responsable. Chez Ogilvy, notre rôle consiste à aider nos clients à donner du sens à leur marque dans cet environnement qui est devenu très compliqué. Pour ce faire, je veux rassembler toutes nos compétences en une seule entité. Ces deux dernières décennies, nous avons développé ces compétences de manière verticale et nos clients ne s’y retrouvent plus aujourd’hui. Ils ne veulent plus des dizaines d’interlocuteurs. Ils veulent des solutions simples et rapides. Et je veux qu’ils choisissent Ogilvy parce que nous avons la vision la plus large de leurs besoins. Voilà ce que j’essaie de faire.

Mais, à nouveau, ne pourriez-vous pas imaginer que Facebook se lance aussi un jour dans ce secteur et développe son propre groupe de communication, avec des spécialistes et une stratégie, pour entrer en concurrence frontale avec vous ?

Les relations que nous entretenons avec Facebook et Google sont formidables parce qu’ils nous voient comme des partenaires qui ajoutent de la valeur à ce qu’ils sont en train de construire.”

On ne peut pas l’exclure. Je n’ai pas d’informations qui vont dans ce sens, mais je peux juste vous dire que les relations que nous entretenons avec Facebook et Google sont formidables parce qu’ils nous voient comme des partenaires qui ajoutent de la valeur à ce qu’ils sont en train de construire. Ils reconnaissent d’ailleurs que le fait de travailler ensemble mène à de meilleurs résultats. Il y a une expression en anglais pour décrire notre relation : frenemies, c’est-à-dire que nous sommes à la fois des amis (friends) et des ennemis (enemies). C’est le reflet de notre monde actuel : vous pouvez avoir un concurrent qui peut être aussi parfois votre partenaire pour le bien de vos clients. Alors, de notre point de vue, nous devons aujourd’hui travailler le plus étroitement possible avec ces entités-là pour être efficaces. Et je ne vais pas me réveiller la nuit pour m’inquiéter de savoir s’ils vont faire le même business que moi.

Une autre révolution dans le monde de la pub est l’avènement de l’intelligence artificielle. On le voit avec le programmatique, les chatbots, etc. Peut-on faire vraiment confiance aux machines dans le processus publicitaire ?

Comme pour tout ce qui est nouveau, probablement pas (rires), mais les machines font définitivement partie de notre futur. L’intelligence artificielle va changer le monde. Ce que IBM appelle son modèle cognitif va révolutionner notre façon de travailler de manière plus productive, de construire les choses, de guérir les maladies, etc. Cela aura un impact énorme sur la façon dont le monde va évoluer. Alors, cela peut-il être utilisé à mauvais escient ? Cela aura-t-il des conséquences négatives et inattendues ? Je suis certain qu’il y en aura quelques-unes. La plupart des bonnes choses dans la vie ne vont pas sans mal et nous devrons traverser ces mauvais moments, en apprenant. Mais c’est évident : cela va changer tout notre business et notre industrie.

Ces dernières années, la demande de profils a d’ailleurs évolué dans le monde de la publicité. Le secteur recrute de plus en plus des data analysts pour exploiter le volume croissant de données disponibles dans les médias et chez les annonceurs. Cette tendance du big data ne porte-t-elle pas préjudice à la créativité des agences qui risquent d’être obnubilées par les données ?

Au contraire ! Je pense qu’il y aura, à l’avenir, plus de créativité grâce au big data. Les créatifs se rendent compte justement des effets bénéfiques des données et à quel point ces données peuvent les inspirer. Beaucoup de prix et de récompenses que l’on remporte aujourd’hui reposent de plus en plus sur une analyse approfondie des données liées aux comportements des consommateurs. Donc, d’une certaine façon, cela va être de plus en plus excitant parce que la plupart des méthodes d’évaluation traditionnelles vont disparaître. Elles ne seront plus valables. Vous savez, j’ai grandi dans un monde où, à une certaine époque, on pouvait tester un concept de publicité pendant un an ! Vous imaginez ? Pendant un an… C’est impossible aujourd’hui ! Plus personne n’a le temps de faire ça. Désormais, on teste tout en temps réel, avec un budget très limité et avec de multiples variations autour du même concept. Il faut être de plus en plus créatif.

Pour les annonceurs, le digital prend de plus en plus d’importance dans leur communication. Croyez-vous encore, dans ce contexte, en l’avenir du papier, dans la presse quotidienne et dans les magazines ?

Je pense que la pression sur le papier va être formidable et qu’elle devra créer une expérience qui sera, d’une certaine façon, plus désirable qu’une simple alternative. Je pense que la part du papier va encore se rétrécir, mais qu’elle offrira cependant quelque chose de meilleur. Personnellement, j’aime toujours les livres et les magazines de qualité qui me permettent de ressentir les choses de manière plus intime et je pense que cette expérience va perdurer. Si, en tant qu’annonceur, vous êtes dans le business de la mode, du luxe ou des cosmétiques, je pense que l’environnement créé par les médias imprimés sera toujours désirable. Mais ce n’est évidemment pas valable pour toutes les marques…

L’un des autres grands défis de votre secteur concerne les adblockers, les bloqueurs de publicité. Aujourd’hui, plus de 600 millions de supports en sont équipés dans le monde. Comment contrôler le phénomène ?

Ce n’est pas un nouveau phénomène. L’industrie publicitaire a toujours dû composer avec les anti-pubs. Nous avons un regard très simple sur les adblockers. La publicité doit revêtir une forme qui sied au consommateur. S’il préfère une pub divertissante, nous irons dans le divertissement. S’il veut que l’on se dirige davantage vers le service, on ira vers le service. La règle est très simple : personne ne va regarder une pub qui ne lui apporte rien et personne ne paiera pour ce type de pub. Nous ne sommes pas naïfs. A nous d’être pertinents. Et franchement, c’est amusant. C’est beaucoup plus amusant de faire un briefing aux créatifs et aux stratèges du planning avec cette contrainte-là afin d’arriver à faire un message pertinent qui ne sera plus bloqué. C’est un challenge amusant.

Le mot publicité a toujours eu une connotation péjorative. Cela pourrait-il changer ?

La publicité a toujours été, en général, une bonne chose. Fondamentalement, la publicité donne aux gens de l’information qui leur permet de prendre des décisions. Elle suscite de la confiance dans les produits et les services qu’ils achètent. La publicité mensongère et la publicité ennuyeuse n’ont jamais eu de valeur. La plupart des clients pour lesquels nous travaillons ont construit leur marque de manière traditionnelle à travers une dose massive de publicité qui a fait que les gens aiment leurs produits ou du moins comprennent ce qu’ils proposent comme produits ou comme services. Cela a une grande valeur et cela ne va pas changer. Les formats vont peut-être changer, le temps que l’on va passer sur la publicité va peut-être changer, la nature de l’engagement va peut-être changer, mais si nous sommes intelligents et créatifs, nous trouverons toujours la manière d’ajouter de la valeur.

Aujourd’hui, quel est votre plus grand défi ?

Le talent ! Le monde devient de plus en plus petit en termes de nombre de personnes qui ont les aptitudes nécessaires pour évoluer de manière efficace dans ce nouvel environnement digital. Et ce n’est pas évident de les trouver dans un secteur qui est de plus en plus concurrentiel.

Comment voyez-vous le monde de la publicité dans les années 2030 ?

Une Belgique positive

Depuis 2013, Ogilvy & Mather a pris une participation majoritaire dans Social Lab, l’agence belge spécialisée dans le marketing digital, fondée en 2010 par Yves Baudechon et Gilles Bindels.

Rebaptisée Ogilvy & Social Lab Belgium, la nouvelle structure basée à Bruxelles compte aujourd’hui 120 employés et distille ses services de communication pour plusieurs grandes entreprises comme Engie Electrabel, Carrefour, Ikea ou encore Deutsche Bank. Performante, l’antenne belge de l’agence Ogilvy & Mather connaît une très belle croissance (+ 35 % de revenus l’année dernière) et est désormais citée en exemple par le grand patron John Seifert en termes de stratégie digitale.

Il y a quelques semaines, Ogilvy & Social Lab a ajouté un client de prestige à son portefeuille puisque le SPF Chancellerie du Premier ministre l’a choisi pour mener sa toute nouvelle campagne de communication baptisée Positive Belgium. L’objectif ? Restaurer l’image de la Belgique – aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières – suite aux attentats de Bruxelles perpétrés il y a 11 mois déjà et qui ont porté atteinte à la réputation du pays. Fort attendu, le résultat devrait être logiquement visible dans les jours qui suivront les commémorations du 22 mars.

Il y aura peut-être une nouvelle révolution dans le domaine de l’intelligence artificielle ou de la réalité virtuelle, qui sait, et cela changera peut-être tout, mais mon sentiment est que l’on va surtout apprendre à optimiser la façon d’être créatif avec toutes ces nouvelles opportunités digitales. J’ajouterais aussi que le plus grand défi auquel les marques et les marketers vont être confrontés ces 10 prochaines années est le trust gap, cet écart de confiance qu’il peut y avoir entre le citoyen et les institutions. Aujourd’hui, nous vivons dans une époque où la méfiance envers les institutions, les politiciens et les grandes entreprises n’a jamais été aussi forte. Les marques devront justement s’adapter à ce trust gap pour établir un vrai climat de confiance avec le consommateur et dépasser ainsi le stade de la simple publicité pour un produit ou un service. Et cela est très excitant !

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