Quand gastronomie rime avec bondieuseries…

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Michel Verlinden Journaliste

Restaurants logés dans d’anciennes églises, bières trappistes adulées, liqueurs vendues à prix d’or, décors empruntés au minimalisme des shakers… la religion se met à table.

Amen. Tel est le nom de l’établissement symptomatique ouvert au mois d’août dernier par Pascal Devalkeneer, chef doublement étoilé du Chalet de la Forêt, à Bruxelles. Un patronyme tout sauf innocent pour une enseigne haut de gamme dont l’addition évoque le commerce des indulgences. En dépit de cette profession de foi, l’intéressé récuse la référence à tout ordre transcendant.

“Il n’y a aucune connotation à y voir, c’est un mot qui vit en dehors de toute religion et fait partie du langage courant de chacun pour signifier “ainsi soit-il”. Pour moi, c’est comme un affranchissement de certains codes, un lâcher prise”, confiait-il lors de l’inauguration du lieu. Un credo entonné également par la créatrice de bijoux Pili Collado, partenaire du projet en charge de la décoration : “Amen est un cri du coeur, à placer dans la perspective du Hallelujah de Sonja Noël (NDLR : une éco-boutique ouverte à Bruxelles en 2010 au sortir de la crise financière), soit une exclamation joyeuse, une sorte de soulagement, un grand “Oh oui”!”

Amen, à Bruxelles,
Amen, à Bruxelles, “un nom qui vit en dehors de toute religion, une invitation à lâcher prise”, explique Pascal Devalkeneer, le chef derrière ce projet.© Luc Viatour

Ces dénégations sans ambiguïtés n’empêchent pas l’observateur de s’interroger sur le décor emprunté – ce ne peut être une coïncidence – aux shakers, cette lignée de protestants américains issue d’une dissidence de l’Eglise anglicane. Lignes pures, mobilier fonctionnel, contours taillés à la serpe, rien n’est gratuit dans les deux salles qui composent l’endroit. Il en va de même pour la lumière, savamment étudiée, qui évoque le halo des icônes. Tout dans la construction ici appelle au recueillement, pour ne pas dire au sacré. C’est particulièrement vrai du bar, véritable autel coupé dans un bloc de travertin. Laquelle roche sédimentaire calcaire possède une histoire, véhicule une sémantique forte. Prélevée au coeur des régions karstiques, cette pierre originellement extraite de carrières proches de Tivoli orne un nombre incommensurable d’églises et de basiliques. Une matière dont on fait les maisons de Dieu…

Si de l’aveu du tandem, l’adresse a pour vocation de simplement prendre “le contre-pied de la mode aux restaurants devenus la vitrine des tendances actuelles”, il est impossible de faire l’économie d’une lecture d’un autre ordre. Devalkeneer et Collado ont signé ensemble une table “régulière” qui s’oppose au modèle profane, séculier si l’on préfère, tel qu’il s’étale aux quatre coins du globe. Cela n’a rien d’un hasard à une époque où, comme l’évoquait le Courrier International, la gastronomie “fait figure de nouvelle religion” et génère “une ferveur entretenue et partagée par les réseaux sociaux”. Peut-être que sans en avoir la conscience explicite, Amen a fourni un nouveau paradigme formel au phénomène.

Des chefs et des dieux

Quand gastronomie rime avec bondieuseries...
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Cette initiative ne surgit pas de nulle part. Elle s’inscrit sur un socle plus large. Depuis quelque temps, la gastronomie tend à se débarrasser du caractère spectaculaire qui l’entoure. Elle aspire à davantage de hauteur. Comme s’il était nécessaire de passer à autre chose, après les avatars d’un système à la fois trop scolaire – les bonnes et mauvaises notes des guides – et ultracompétitif – les jurys des émissions culinaires. Elle entend également se débarrasser de la question de l’ego des chefs, obstacle qui l’empêche de contacter une fonction plus essentielle de la nourriture, celle de la communion, du partage. Les projets pour y parvenir sont nombreux. Et ils se sont trouvé un terrain de jeu idéal : les décors d’églises désacralisées qui pullulent à l’aune de la raréfaction des vocations. Ainsi, à Bruxelles encore, a-t-on pu voir émerger le Spirito, restaurant-club situé du côté de la rue de Stassart ayant pris ses quartiers dans un ancien édifice religieux baroque. Mais c’est surtout le futur hôtel 5-étoiles Royal Botanique qui est attendu. Logé dans les 35 000 m2 de l’église du Gesu, le palace affichera un décor signé par l’architecte d’intérieur autodidacte Lionel Jadot, à qui l’on doit déjà, en partie, l’hôtel JAM de la chaussée de Charleroi et l’imminent premier magasin de la marque Clio Goldbrenner, à Anvers. Avec son goût pour les contrastes entre matériaux naturels et issus de l’industrie lourde, nul doute que le concepteur habillera un restaurant, l’un des temps forts du complexe, qui risque de faire date. Le tout pour un atterrissage prévu en 2019. Patience dans l’azur.

The Jane, à Anvers, reconnu Plus beau restaurant du monde : un projet qui mise sur le sacré et l'extravagance pour épater les foules.
The Jane, à Anvers, reconnu Plus beau restaurant du monde : un projet qui mise sur le sacré et l’extravagance pour épater les foules.© PROJET STUDIO PIET BOON © RICHARD POWERS

Bien sûr, l’apothéose en matière de décor religieux se trouve à Anvers. Il s’agit de l’impressionnant The Jane de Sergio Herman, adresse nichée dans la chapelle d’un ancien hôpital militaire. C’est le studio d’architecture Piet Boon qui s’est chargé de revisiter l’endroit à coups de vitraux déjantés et de vanités 2.0. Clou du spectacle ? Le plafond d’origine, laissé en l’état, qui invite à diriger ses yeux vers le ciel. Une opération auréolée de succès : l’extravagante cantine de l’ancien triple étoilé de Sluis a glané le titre de Plus beau restaurant au monde lors des Restaurant & Bar Design Awards à Londres… ainsi qu’une étoile au guide Michelin.

Chartreuse et bière

Dans la foulée de cet engouement lié au sacré, la popularité des produits de bouche qui puisent leurs origines dans une communauté religieuse explose. En cause, une provenance qui, aux yeux du grand public, situe le genre hors des compromissions commerciales. Les exemples ne manquent pas. C’est le cas de l’enthousiasme actuel autour des liqueurs chartreuses. Il faut dire que ces breuvages ne manquent ni de complexité, ni de mystère. Cyrille Mald, de La Revue du Vin de France, explique : “Il existe deux recettes, celle de la chartreuse verte, fixée en 1764, et celle de la jaune, établie en 1838. Aujourd’hui encore, ces formules, conservées par deux moines, demeurent secrètes. On sait seulement que la plupart des 130 plantes qui les composent poussent dans le massif de la Chartreuse.” Ancien Meilleur sommelier du monde, Olivier Poussier précise dans les colonnes du même journal que “les dosages se font, comme autrefois, à la poignée”, ajoutant une dimension de singularité à chaque cuvaison. Bref, de l’irrésistible pour l’amateur actuel, habitué à boire des alcools formatés. Le match pourrait être qualifié de “monastère versus mondialisation”.

The Jane, à Anvers, reconnu Plus beau restaurant du monde : un projet qui mise sur le sacré et l'extravagance pour épater les foules.
The Jane, à Anvers, reconnu Plus beau restaurant du monde : un projet qui mise sur le sacré et l’extravagance pour épater les foules.© PROJET STUDIO PIET BOON © RICHARD POWERS

A n’en pas douter, le must absolu pour ce type de produits est celui auquel est apposé le qualificatif “trappiste”. De stricte obédience, le label ad hoc, Authentic Trappist Product, saint des saints, est garant d’une certaine authenticité. Les conditions à remplir sont très sélectives : fabrication au sein même d’une abbaye cistercienne et sous le contrôle de la communauté monastique, ainsi que bénéfices reversés à l’abbaye et à des actions sociales. Là aussi, surtout pour la bière, les consommateurs abandonnent tout sens critique et sont prêts à se saigner quand l’appellation est dégainée. Amen ? Christophe Gillard, caviste en bières à Arlon, met en garde : “Tout n’est pas bon. Par exemple, la Tre Fontane, trappiste italienne, une bière aromatisée à l’eucalyptus, n’a aucun intérêt. Et en plus, elle se vend une fortune.” De fait, cette problématique répond à une situation précise : vu que les communautés monastiques vieillissent et diminuent, la bière apparaît comme une bouée de sauvetage. Elle permet de remettre les finances en équilibre sans investir massivement. Il n’est pas interdit de penser que le système trappiste est un filon marketing, un rien plus subtil mais filon quand même, qui évoque la grosse ficelle des bières dites “d’abbaye”. Les religieux ont progressivement confié le brassage de celles-ci, autrefois réellement fabriquées sur place, à des indépendants. Aujourd’hui, la plupart de ces breuvages sont des créations de toutes pièces sans aucun lien avec de quelconques moines. Preuve que même au paradis, il peut y avoir des odeurs de soufre.

PAR MICHEL VERLINDEN

Le restaurant, cathédrale de l’émotion

Quel regard poser sur cette utilisation du religieux en contexte gastronomique ? Lorsque l’on contacte le sociologue français Michel Maffesoli, il renvoie à l’une de ses contributions aux Cahiers européens de l’imaginaire (1). Pour lui, ce n’est pas un hasard si la religion inspire les chefs et affole les consommateurs. L’imaginaire collectif est imprégné de telles références, des Noces de Cana à la Cène, en passant par le plat de lentilles d’Esaü et Jacob.

La Cène, de Leonard de Vinci, 1495-1498
La Cène, de Leonard de Vinci, 1495-1498© DR
Elles constituent un horizon que nous ne sommes pas près de dépasser. Au bout de celui-ci, il y a le besoin de se retrouver. “Ce qui importe aujourd’hui, c’est d’abord la rencontre, la communion autour d’un verre et souvent autour de plats. Bien sûr, les produits diffèrent de même que les façons de manger ensemble, mais de manière générale les rites alimentaires constituent la base des échanges, de la convivialité. Manger ensemble participe de l’ambiance du moment et ces rites alimentaires constituent en quelque sorte la “cathédrale” dans laquelle s’expriment les émotions collectives”, explique l’auteur de L’Ordre des choses. Lorsque les chefs puisent dans le registre du sacré, que ce soit pour le lieu global ou le décor, ils fournissent la structure la plus appropriée, l’habitat le plus en phase avec les attentes inconscientes des convives. Maffesoli de poursuivre : “Le réinvestissement du goût, des repas communs, des échanges de recettes et d’adresses est la manifestation même du présentéisme qui caractérise la société actuelle. Manger et boire, c’est retrouver l’âme du monde, dans la religiosité ambiante, dans les résurgences mystiques. Une activité quotidienne qui est véritablement le ciment qui nous lie.” On le voit, l’enjeu n’est pas banal dans un monde dont les récents soubresauts nous montrent qu’il se désagrège.

(1) Manger ensemble, CNRS Editions, mars 2013.

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