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“Amazon imite Ford”

Chez Amazon, la hausse des salaires ne constitue pas un geste charitable envers les travailleurs, mais bien un investissement visant à maintenir la croissance de l’entreprise, d’après Marc De Vos, doyen à l’université Macquarie à Sydney et professeur invité auprès de la cellule de réflexion Itinera.

En 1914, Henry Ford a convaincu son conseil d’administration de rémunérer les travailleurs du groupe automobile cinq dollars par jour, soit plus du double du salaire minimum aux États-Unis. En 2018, Jeff Bezos a persuadé sa société Amazon de payer ses employés aux États-Unis au moins 15 dollars de l’heure, alors que le minimum fédéral s’élève à 7,25 dollars.

Amazon entend endosser le leadership et donner l’exemple, explique Jeff Bezos. L’initiative est saluée par tous, syndicats et démocrates en tête. Ceux-ci estiment en effet que les acteurs majeurs tels qu’Amazon rémunèrent trop peu leurs travailleurs et que le salaire de l’Américain moyen n’augmente dès lors pas assez. Ils citent Ford en exemple : une société qui a compris que le pouvoir d’achat des travailleurs conditionne également le succès d’une entreprise car des employés pauvres consomment peu.

Il y a bien sûr des raisons à cette décision. Les travailleurs de sociétés qui tiennent le haut du pavé ont peu d’alternatives pour trouver un autre emploi, ce qui pèse sur leurs exigences salariales. La domination des grandes entreprises sur de nombreux secteurs d’activité tire de manière générale les salaires vers le bas. Du moins en théorie. Car la pratique chez Amazon est un tantinet plus complexe. Elle n’est pas motivée par le leadership, mais par la concurrence.

Le commerce de détail, l’épine dorsale de notre économie moderne basée sur la consommation, est bouleversé par la révolution de l’e-commerce. Aux États-Unis, la croissance des ventes au détail en ligne est trois fois plus rapide que celle du reste de l’économie. Tous les grands magasins doivent déployer des pôles logistiques à travers le pays. Vu la bonne santé de l’économie américaine et le faible taux de chômage, la concurrence est rude pour le recrutement de personnel de grande surface.

Amazon est en outre confrontée à un gros problème de rétention de ses salariés. L’entreprise est tristement célèbre pour la pression au travail et la rotation de son personnel. Elle ne peut pas continuer à grandir si elle doit en permanence remplacer et former ses travailleurs. Chez Amazon, la hausse des salaires ne constitue pas un geste charitable, mais bien un investissement visant à maintenir la croissance de l’entreprise et à lutter contre la concurrence. En effet, les acteurs plus petits ne pourront probablement pas s’aligner sur ces salaires élevés. D’autres géants comme Walmart devront en revanche emboîter le pas à Amazon s’ils veulent rester dans la course.

Si la société de Jeff Bezos atteint son objectif, sa position dominante relative sur le marché sera encore renforcée, ce qui est préoccupant pour les consommateurs. En parallèle, la multinationale mise sur la numérisation, l’automatisation et la robotisation. On peut donc se demander combien de ces employés qui coûtent plus cher conserveront leur poste au bout du compte. C’est là le noeud du problème. Pénurie, concurrence et pouvoir de négociation ne sont qu’une face de la médaille salariale, le revers étant la productivité.

Amazon imite Ford

Dans notre économie, la croissance lente du salaire moyen est une question de productivité. La mondialisation, la numérisation et la spécialisation du travail incarnée notamment par la sous-traitance stimulent la productivité des travailleurs du savoir hautement qualifiés et bien rémunérés, en particulier dans les entreprises prospères. Or, ces mêmes facteurs sont synonymes de concurrence pour d’autres employés ou dans d’autres secteurs, ce qui a pour conséquence une modération salariale.

La création d’emplois se situe dans des branches où les salaires et/ou la productivité sont sous pression. D’importants secteurs tertiaires, comme les soins de santé ou l’enseignement, n’ont pas d’autre choix pour être plus rémunérateurs ou plus productifs que d’imposer des prix, des taxes ou des dettes intenables. Amazon peut améliorer la productivité de ses employés, certes, mais la rémunération des régiments de livreurs à bas salaires n’est pas du même ordre et le rendement de ces derniers ne peut être augmenté qu’en décimant leurs effectifs à grand renfort de drones.

Le vieillissement de la population pèse également sur l’augmentation des salaires et de la productivité étant donné qu’un nombre croissant de personnes actives arrivent en fin de carrière. Des tendances comme le travail à temps partiel et le travail temporaire jouent également un rôle : elles coïncident généralement avec des périodes ou des emplois peu productifs.

En prenant tous les facteurs en compte, l’équation paraît plus claire. Le beau geste d’Amazon est surtout bénéfique pour les relations publiques et l’entreprise à proprement parler. Si l’on souhaite soutenir largement les salaires, il faut aller beaucoup plus loin et stimuler les leviers d’une croissance globale de la productivité.

Traduction : virginie·dupont·sprl

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