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La nouvelle théorie du soupçon: quand “comptable”(1) rime avec “coupable”

Quelle est loin l’époque bénie où les lois étaient simples, peu nombreuses et où l’on pouvait évoluer sous l’empire de la jurisprudence “Brepols”. De belles années où le contribuable et leurs conseils étaient présumés de bonne foi. Nous étions en 1962.

Jadis, il suffisait, sans violer aucune loi, d’accomplir des actes juridiques dont on acceptait pleinement les conséquences juridiques, même si la forme donnée à ces actes n’était pas des plus normales et si ces actes pouvaient aboutir à réduire la charge fiscale. Depuis lors, beaucoup d’eau (pas toujours très claire…) a coulé sous les ponts et les différents ajouts apportés à notre arsenal législatif ont peu à peu forgé l’image d’un contribuable ou de son conseiller (comptable, expert-comptable, fiscaliste agréé ou conseil fiscal) présumé coupable sur le plan fiscal.

Cette “théorie du soupçon” s’est fortement développée ces dernières années et se trouve encore renforcée par les mesures fiscales passées ou en cours d’élaboration. A celui qui doute encore de ce glissement progressif, les exemples qui suivent devraient suffire à le convaincre.

Evoquons d’abord les multiples présomptions d’évasion fiscale, éparpillées dans notre code fiscal, ouvrant largement les voies d’un renversement de la preuve (citons notamment les articles 54, 79, 207, 344 §2 et plus récemment, 198,10° du CIR), cette technique législative traduisant une évidente méfiance vis-à-vis de “procédés” mis en place par le contribuable ou son conseil. L’on sait également que le législateur n’a pas manqué aussi de prévoir des mesures fiscales visant à décourager des opérations qui semblaient jadis normales (telle la règle des 45.000 EUR et la cotisation pour insuffisance de rémunération pour freiner le simple passage en société, la limitation de la récupération des pertes en cas de restructurations de sociétés, la suppression des pertes fiscales en cas de changement de contrôle, la fin des plus-values internes (et à terme des holdings belges?), la taxation des réductions de capital, la perte de l’exonération des provisions pour risque et charges, l’explosion des taux de précompte mobilier etc.).

Autre illustration, l’utilisation de la théorie de la réalité économique dans la sphère fiscale (amorcée par la jurisprudence Au Vieux Saint Martin) n’est aujourd’hui plus contestée et se manifeste dans de nombreuses dispositions fiscales. Plus question d’espérer avoir un avantage fiscal sans présenter des objectifs économiques ou financiers clairs ou produire des time sheets pour prouver d’évidentes prestations au profit de sa société.

Comment ignorer également ce nouveau coup de canif à la liberté conventionnelle qu’est l’article 344 §1er du CIR (abus fiscal), “sondeur” des intentions (a priori suspectes) du contribuable ? L’incompatibilité avec les objectifs de la législation fiscale doit être comprise à la lumière du concept de “construction purement artificielle”. Tel est le cas lorsque l’opération ne poursuit pas les objectifs que sous-tend la législation fiscale ou est sans rapport avec la réalité économique. La brèche est ainsi largement ouverte aux contrôles “d’opportunité” effectués par l’administration.

Que dire enfin dans ce climat de suspicion, des effets cumulatifs d’une inflation législative belge ou européenne qui ajoute encore à la déstabilisation du contribuable et de son conseiller ? Tout récemment encore, une directive européenne va contraindre les experts-comptables les comptables, les fiscalistes agréées, les conseils fiscaux, les avocats, banquiers, etc. à déclarer à l’administration fiscale les montages fiscaux “agressifs” mis en place pour leurs clients. Est-ce le rôle de nos professions de devenir des délateurs voire des auxiliaires dociles de l’administration fiscale ? Certes, la Directive se limite aujourd’hui aux mécanismes d’évasion fiscale internationale, mais comme chacun sait, un Etat peut aller plus loin que ce que prévoit une directive européenne. Et déjà le Ministre des Finances penche sur la possibilité d’étendre cette obligation à des situations “belgo-belges”. Peut-on, imaginer un jour que l’on doive déclarer au fisc un achat scindé, une attribution de droits d’auteur ou une planification successorale simple conçue pour son client ? Où va-t-on ? L’OECCBB a déjà réagi contre cette tendance mais ce sont à nos Instituts à se mobiliser davantage, car on ne peut que pressentir les dérives évidentes d’un tel phénomène.

Est-ce le rôle de nos professions de devenir des délateurs voire des auxiliaires dociles de l’administration fiscale ?

Dans ce contexte peu rassurant, les professionnels du chiffre doivent concilier leur rôle citoyen de gardien de la correcte application des lois fiscales (ce que d’ailleurs leur impose leur déontologie professionnelle) et leur mission d’assistance de leurs clients en vue de leur éviter des charges fiscales inutiles. Mais le fardeau qui pèse sur leurs épaules est devenu aujourd’hui bien trop lourd. Il faut d’abord et avant tout dénoncer ce mouvement de pensée, parfois véhiculé par des élus mal informés, favorisant l’assimilation tacite du professionnel du chiffre à un “facilitateur” de la fraude. Même si elle a fait du chemin dans certains milieux politiques, nous opposons le plus ferme démenti à l’affirmation selon laquelle la fraude fiscale ne serait pas possible sans le concours de spécialistes à l’origine de conseils sur mesure, enfermant dans un même et rapide amalgame la recherche de la voie la moins imposée et la fraude fiscale. Un tel postulat est inadmissible. Dans le cadre de leurs activités professionnelles, les professionnels du chiffre forment un corps de spécialistes soumis à une déontologie stricte, contrôlée. L’un de leurs premiers devoirs est guider leurs clients à travers les méandres d’une fiscalité chaque jour plus complexe. Cette mission mérite avant tout respect et non méfiance. La réalité des faits nous apprend également que les montages fiscaux agressifs et hasardeux, régulièrement cloués au pilori, sont, en pratique, le fait et l’apanage de conseillers qui ne sont pas agréés.

Ensuite, s’il est légitime d’associer les professionnels du chiffre à la lutte contre la fraude fiscale, il convient de pas perdre de la vue que les rôles et pouvoirs respectifs des professionnels du chiffre et de l’administration fiscale sont distincts des uns et des autres, même si une forme de concertation, d’ailleurs aujourd’hui bien réelle, est souhaitable. Dans le combat contre la fraude, le professionnel du chiffre ne saurait faire le “boulot du contrôleur” : ils ne disposent d’aucune des prérogatives d’enquête publique des fonctionnaires fiscaux alors même que la fraude se situe bien souvent hors du champ du “visible”, loin des “écrits” dont se sert le professionnel du chiffre. Peut-on reprocher à ce dernier “le noir” fait par son client, l’usage de faux commis alors qu’il ne pouvait en avoir connaissance ? A l’heure où l’on souhaite renforcer la responsabilisation de nos métiers, il est bon de rappeler que la jurisprudence a toujours considéré qu’un conseiller ne peut pas être considéré comme complice ou co-auteur d’une fraude fiscale du simple fait qu’il aurait dû connaître le but frauduleux. Sa connaissance doit avoir été “effective” et ne peut être présumée.

Est-il d’ailleurs réaliste pour un professionnel du chiffre d’exiger de son client qu’il justifie la réalité des factures qu’il lui présente, qu’il démontre le caractère professionnel de chaque dépense encourue, qu’il prouve qu’aucun revenu n’est dissimulé, qu’il n’est pas à l’initiative d’un carrousel TVA ? Il est absurde de transformer un professionnel du chiffre en traqueur permanent de la fraude. C’est à l’autorité publique qu’il incombe d’effectuer les contrôles en ce sens, au moyen des pouvoirs d’investigation et de contrainte qui lui sont propres.

Qu’on mette un terme au plus vite à cette nauséabonde théorie du soupçon et à cette incitation constante à la délation ! Ces pratiques rappellent de trop mauvais souvenirs.

(1) le mot “comptable” est à prendre au sens général : il vise les comptables, experts-comptables, fiscalistes agréés et conseils fiscaux.

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