“Liquider Dexia, c’est comme démêler un mikado”

" Impossible de contenter tout le monde : et l'actionnaire qui souhaite la réduction des risques et du bilan, et le contrôleur qui exige la détention de fonds propres plus importants. " © Dieter telemans

La Belgique arrivera-t-elle à sortir de la plus grande crise bancaire de son histoire sans pertes financières ? Tout dépend de Dexia. Et de Wouter Devriendt qui tient les rênes de la banque résiduelle depuis deux ans…

“La banque reste très vulnérable mais la liquidation se poursuit normalement. ” Pour quelqu’un qui, en dehors d’un cercle restreint, ne reçoit que peu de reconnaissance pour faire le grand nettoyage, le Coutraisien Wouter Devriendt, 51 ans, est relativement serein. Deux heures d’entretien suffisent à peine pour dresser le bilan de Dexia et donner un aperçu des défis à encore relever. La banque n’est plus la bombe qui menaçait de causer l’explosion financière de l’Etat belge il y a quelques années. Mais si les risques diminuent, ils restent malgré tout considérables. Avec un bilan d’environ 170 milliards d’euros, Dexia est toujours aussi importante que Belfius, la ” bonne banque ” belge extraite du groupe en 2011.

Dexia est structurellement déficitaire, une situation qui s’avère incorrigible.

Ancien d’ABN Amro et de Fortis, Wouter Devriendt a succédé au CEO Karel De Boeck en 2016. Celui-ci privilégiait la sécurisation de la liquidité du groupe et la relance après l’implosion de 2011. Wouter Devriendt, lui, s’efforce de revendre les actifs et de réduire les risques opérationnels. Résultat, le portefeuille d’actifs de Dexia a fondu de façon spectaculaire l’an dernier : 30 milliards de moins, 15 % du total. ” Nous avons bénéficié d’un contexte financier et économique favorable. Le spread de crédit était faible, la volatilité limitée, et la Banque centrale européenne (BCE) rachetait les actifs en masse. ” Revers de la médaille : après deux années bénéficiaires, Dexia a plongé dans le rouge l’an dernier. 462 millions d’euros de pertes nettes. Mais pas de quoi inquiéter l’actuel CEO.

TRENDS-TENDANCES. Pourquoi avoir changé de stratégie ?

WOUTER DEVRIENDT. Selon le plan de résolution de 2012, la liquidation du portefeuille crédits et obligations devait se faire naturellement – une procédure qui ne sera pas terminée avant 2060. Il se basait en outre sur certaines hypothèses quant à l’évolution des taux d’intérêt, des taux de change, du contexte macro-économique. Des hypothèses qui ne se justifient plus étant donné les circonstances actuelles du marché. Le plan prévoyait par exemple un taux de 2 % alors qu’il est quasi nul depuis un bon moment. L’impact sur nos produits dérivés n’est pas négligeable. Or, la complexité de Dexia tient essentiellement aux produits dérivés. Ces instruments ont été mis en place pour limiter les risques liés aux intérêts et aux taux de change. Ils étaient censés nous prémunir contre une hausse des taux d’intérêt. Comme ces taux n’ont cessé de baisser, la valeur de ces swaps est négative, donc défavorable. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une valeur négative de 24 milliards d’euros, un montant que nous devons chaque jour mettre cash sur le compte de la contrepartie. Autrement dit, 24 milliards d’euros supplémentaires à financer. Une opération coûteuse qui ne rapporte rien. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle Dexia devait redevenir bénéficiaire à partir de 2017-2018 ne se vérifie pas non plus. Encore une illusion de perdue. Dexia est structurellement déficitaire, une situation qui s’avère incorrigible.

Pourquoi n’est-il pas possible de rentabiliser un portefeuille de crédits et d’obligations de 100 milliards d’euros ?

Pour financer ce portefeuille et ces produits dérivés, il faut lever 120 milliards d’euros. Or, les revenus d’intérêt arrivent à peine à compenser leurs coûts. Parce que les marges sont très étroites et que les clients ont refinancé ces dernières années tous les prêts à haut rendement de notre portefeuille auprès d’autres banques ou les ont remboursés anticipativement. De ce fait, nos revenus d’intérêt diminuent plus vite que prévu. Nous étions bénéficiaires en début d’année, jusqu’à ce que les autorités régulatrices nous réclament 100 millions d’euros, la contribution annelle de Dexia au Single Resolution Fund ( le fonds européen destiné à limiter les risques d’une crise bancaire systémique, Ndlr). Une dépense d’autant plus difficile à supporter que la banque ne fera probablement jamais appel aux moyens de ce fonds.

© Dieter telemans

Bref, Dexia est une banque au modèle d’entreprise non rentable ?

On pourrait le formuler ainsi. Les faibles taux d’intérêt et la courbe d’intérêts horizontale réduisent notre marge à néant. L’effet est encore décuplé par les dérivés d’intérêts que Dexia doit sur chaque crédit. La réglementation devient de plus en plus stricte et coûteuse. Je comprends parfaitement que Dexia fasse l’objet d’un contrôle. Mais la moitié de mes collègues passent leur temps à dresser des rapports pour les contrôleurs. Outre toutes ces dépenses, il faut aussi rattraper l’énorme retard en matière d’IT et de fonctionnement opérationnel, deux domaines dans lesquels les investissements étaient largement insuffisants ces dernières années. Notre retard était tel que nous avons par exemple dû conclu des accords d’externalisation avec le fournisseur de services IT Cognizant l’an dernier. Les investissements à court terme pour maintenir le navire à flot sont donc considérables.

Vous dites que Dexia est structurellement déficitaire. Pourquoi accélérer la réduction du bilan, ce qui ne peut qu’aggraver les pertes ?

Les circonstances de marché étaient relativement stables et favorables ces deux dernières années. Nous arrivions à vendre les crédits et les obligations moyennant des pertes nettement moindres que par le passé. Nous ne pouvions pas laisser passer l’occasion d’accélérer la liquidation du portefeuille. En 2015, c’était possible avec un budget limité. Depuis, ce budget a considérablement augmenté. Nous réagissons plus vite, nous essayons d’optimiser les opportunités. Mais l’exercice d’équilibre reste périlleux. Nous voulons éviter de gaspiller l’argent public.

Comment procédez-vous ?

Nous ne vendons que si le prix est correct ou pour éviter certains risques. Les actifs les plus faciles à vendre ont évidemment été cédés depuis longtemps. Plus le processus de liquidation avance, plus cela devient donc difficile. Nous analysons combien nous pouvons vendre et à quel prix. C’est une courbe exponentielle. Imaginons que la liquidation de 10 milliards nous coûte 250 millions d’euros ; les 10 milliards suivants pourraient, eux, nous coûter 750 millions d’euros. Autrement dit, nous devons y réfléchir à deux fois. D’autant que la logique économique ne prévaut pas toujours.

Que voulez-vous dire ?

Vu la complexité de Dexia, la cession de crédits nécessite la prise en considération de très nombreux facteurs. Il y a le démantèlement des dérivés mais aussi et surtout l’impact sur la situation en termes de fonds et de liquidités. Il faut également tenir compte des nouvelles normes comptables et réglementaires. C’est un vrai casse-tête, une sorte de grand mikado. Le simple fait de retirer une baguette a des conséquences sur l’ensemble de la structure. Autrement dit, le démontage de ce mikado géant est particulièrement complexe. Chez Dexia, il est quasi impossible de prendre une décision sans un impact négatif.

Comment alors faites-vous pour prendre une décision ?

Nous fixons des priorités. Il s’agit tantôt de réduire les risques, tantôt de vendre une position car cela s’avérera intéressant pour le taux de solvabilité. Quand je suis arrivé mi-2016, il fallait par exemple absolument améliorer la solvabilité étant donné les critères de plus en plus stricts des autorités régulatrices en matière de fonds propres. Mais il m’est malheureusement impossible de contenter tout le monde : et l’actionnaire qui souhaite la réduction des risques et du bilan, et le contrôleur qui exige la détention de fonds propres plus importants. Si nous disposions d’une marge de manoeuvre plus confortable au niveau des critères de solvabilité et de liquidités, nous pourrions réduire les risques plus rapidement.

On pourrait schématiser en disant : si l’Italie fait la culbute, tout le monde est dans le pétrin. Et Dexia encore plus.

Sans l’agrément bancaire, Dexia pourrait économiser une bonne partie des coûts régulateurs. Les avantages de l’agrément compensent-ils les inconvénients ?

Aujourd’hui oui. Mais l’équilibre est en train de s’inverser. L’agrément bancaire présente pourtant deux gros avantages. Primo, agrément rime avec contrôle, et le contrôle a pour effet de rassurer les investisseurs qui achètent nos titres de créance. Secundo, l’agrément bancaire permet de recourir au lender of last resort, l’eurosystème des banques centrales dispensatrices de liquidités. Mais Dexia ne profitera plus de cet avantage fin 2021, à l’échéance du plan de résolution actuel. La BCE considère en effet qu’une banque en liquidation ne joue plus aucun rôle dans le tissu économique et ne peut donc plus recourir au système de financement des banques centrales.

Si Dexia ne bénéficie plus du principal avantage de l’agrément bancaire fin 2021, y renoncera-t-elle ?

Les actionnaires de Dexia ne voient pas l’agrément bancaire du même oeil que la direction et je dois en tenir compte. Sans l’agrément, les créances de Dexia pourraient se cumuler à la date publique de la Belgique et de la France. Pour le moment, l’agrément protège les Etats contre une telle consolidation des créances. Mais ce n’est pas sûr à 100 %. En fait, on ne sait jamais avec précision quand le risque de consolidation pourrait se concrétiser. Nous anticipons en accélérant la réduction de bilan et de créances. Afin d’en maîtriser le plus possible l’impact le jour où cette obligation de consolidation nous tombera sur la tête.

Les créances de Dexia risquent donc de s’ajouter à celles de la Belgique et de la France ?

Oui, viendra un moment où Dexia aura réduit ses portefeuilles et l’importance de ses créances à un niveau acceptable, rendant ainsi la consolidation des créances gérable.

On imagine que le petit royaume de Belgique redoute davantage pareil scénario que la France.

Tout dépend de la clé de répartition des créances. Si on se base sur une répartition 50/50, cela représenterait aujourd’hui pour la Belgique une augmentation de la dette publique de 10 % par rapport au PIB. Un mauvais signal envoyé à la fois aux agences de cotation, et à l’Europe, c’est évident. Pour la France, cela entraînerait une augmentation de 1,5 % de la dette publique. De là à en conclure que la France renoncerait plus facilement à l’agrément bancaire, je ne pense pas. Mais rassurez-vous, ce n’est pas à l’ordre du jour. Avec la BCE, nous avons élaboré un plan stratégique détaillé pour les 10 prochaines années. Le scénario de base prévoit la prolongation de l’agrément bancaire compte tenu des conséquences pour les actionnaires. Le plan reprend aussi toute une série de nouvelles initiatives.

Lesquelles ?

Le but est d’accélérer la fermeture, voire la revente de certaines entités. Au mois de mars, nous nous sommes séparés de notre filiale en Israël qui a donné pas mal de fil à retordre à Dexia pendant 17 ans. Nous avons fermé celle de Lisbonne fin juin, et pour son homologue de Madrid, ce sera l’an prochain. Mais notre antenne new-yorkaise, elle, emploie encore quelque 110 personnes. Cette fragmentation nous coûte cher, nous essayons donc par tous les moyens de venir au bout. L’objectif est de centraliser dans toute la mesure du possible les activités à Paris, de manière à fonctionner plus efficacement et à moindres coûts. Nous étudions également la possibilité de nous défaire de notre filiale allemande Dexia Kommunalbank Deutschland, entièrement restructurée. Nous devons aussi trouver une solution pour Crediop, notre banque en Italie. Ces deux entités représentent un bilan de respectivement 20 et 13 milliards d’euros. Une cession qui aura sans doute des répercussions sur notre position financière.

Est-il possible que l’histoire de Dexia puisse finir sur un ” happy end “, c’est-à-dire sans recourir à de l’argent frais ni aux garanties de l’Etat ?

Je suis assez confiant pour les trois à quatre prochaines années. Tout a été mis en oeuvre pour accélérer la liquidation de la banque, tant en termes d’importance que de risques. Une opération coûteuse, certes, mais pas au point de devoir lever de l’argent frais. Toute la question est de savoir ce qui va se passer à long terme. Si les autorités régulatrices continuent à renforcer les obligations en matière de fonds propres et si la pression pour le démantèlement de la banque dans les plus brefs délais s’accentue, viendra un moment où les deux objectifs deviendront incompatibles. Cela dépendra essentiellement de l’attitude de ces autorités régulatrices. En fait, je ne vois que deux possibilités. Soit Dexia aura atteint une taille suffisamment modeste pour poursuivre ses activités sans statut de banque et sans obligations en matière de fonds propres. Soit, sous l’effet d’un choc extérieur par exemple, notre coussin de liquidités fondra comme neige au soleil et les autorités régulatrices obligeront Dexia à faire un choix : lever des capitaux ou se passer de l’agrément bancaire.

Dexia pourrait ne pas résister à un nouveau choc extérieur ?

Dexia se portait mieux ces deux dernières années grâce aux circonstances de marché plus favorables. Mais nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant. Nous supportons des risques d’une valeur de 23 milliards d’euros. Que se passera-t-il si le vent tourne en Italie ? Une nouvelle crise européenne ? On pourrait schématiser en disant : si l’Italie fait la culbute, tout le monde est dans le pétrin. Et Dexia encore plus. Parce que si les choses tournent mal en Europe, il faut s’attendre à un effet domino qui pourrait entraîner la chute de tout le mikado. Un tel risque n’est pas exclu. Que les choses soient claires : Dexia a beaucoup progressé depuis 2012 mais des déconvenues sont toujours possibles.

Le fond de la bouteille

Beaucoup se demandent pourquoi Dexia ne revend pas tous les risques en une fois, question de rassurer définitivement les générations suivantes. Impossible, dixit le CEO Wouter Devriendt. ” Nous avons calculé que, sur les 100 milliards d’euros en portefeuille, 15 milliards ne trouveront jamais preneur. Le problème n’est pas tant la qualité du crédit mais les actifs à très long terme et les marges particulièrement étroites. Sans parler des nombreux financements de projets comprenant des structures dérivées très complexes, ainsi que les risques en Italie et au Portugal. Et même si nous trouvons preneur, l’opération se solderait par une perte de 5 à 7 milliards d’euros. C’est ce que nous appelons ‘le fond de la bouteille’. Nous réfléchissons à la meilleure façon de gérer le problème efficacement sur le long terme.”

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