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Racheter ses actions, c’est à la mode. Et c’est dangereux

Narcisse est ce jeune éphèbe, tellement obsédé par son reflet miroitant dans la rivière qu’il plongea pour l’embrasser ; et ce fut l’accident, bête et brutal. Or, il se passe depuis quelques années quelque chose de semblable sur les marchés financiers.

Qui est, selon vous, le principal moteur de la hausse spectaculaire des actions américaines ces dernières années ? Qui a investi chaque année en Bourse américaine 600, 700, puis aujourd’hui près de 800 milliards de dollars, battant de loin les autres acteurs du marché ? Ces investisseurs mystères, ce sont les entreprises elles-mêmes, qui s’adonnent avec frénésie à la mode des ” rachats d’actions “.

Même Warren Buffett, le chantre de l’investissement productif, a dû s’y résoudre. En mal de projets réellement intéressants, son holding Berkshire Hathaway a décidé de racheter pour près d’un milliard de dollars de ses propres titres cette année. IBM, Apple, Total, etc. : une majorité de multinationales ont fait de même. Parfois avec un bel enthousiasme : Royal Dutch Shell a annoncé cet été le lancement d’un programme de rachat portant sur 25 (oui, 25) milliards de dollars d’ici à 2020 ! L’idée est simple : en diminuant les titres réellement détenus par le public, l’entreprise augmente mécaniquement la valeur de ses actions. Et comme les investisseurs le savent, il suffit d’annoncer un tel programme pour propulser les cours.

Le fait qu’une entreprise utilise de cette manière ses liquidités excédentaires n’est pas neuf. Depuis le milieu des années 1980, lorsque les autorités américaines ont clarifié le sujet en considérant que ces share buybacks, dans certaines limites, ne constituaient pas une tentative de manipuler les cours, les entreprises s’y sont joyeusement mises des deux côtés de l’Atlantique. Après tout, plutôt que miser l’argent de sa société dans une OPA risquée ou un projet dangereux, il n’est pas stupide de s’acheter soi-même. Au moins on sait ce que l’on a.

A force de se racheter plutôt que d’investir dans l’avenir, les entreprises hypothèquent leur futur.

Toutefois, la nouveauté, ce sont les montants record investis dans ces opérations narcissiques. Des montants bien plus élevés qu’avant la crise de 2007 et soutenus en partie par la réforme fiscale de Donald Trump, qui a gonflé la trésorerie des entreprises. Selon Goldman Sachs, les principales entreprises américaines devraient dépenser dans ces opérations 770 milliards de dollars cette année et 940 milliards l’an prochain, soit le tiers du total de leurs dépenses !

Certains s’en réjouissent. Après tout, ces centaines de milliards dépensés sont la preuve que les entreprises sont solides puisqu’elles croient en elles. En outre, ce n’est pas de l’argent perdu : ces sommes vont garnir les poches des vendeurs qui peuvent, eux, consommer et investir dans de nouveaux projets s’ils le désirent.

Cette vision est cependant légèrement idyllique. L’argent dégagé vient nourrir des bulles – qui éclateront nécessairement – plutôt que de nouveaux projets porteurs d’emplois. Il contribue à accroître les inégalités entre ceux qui vivent de leur salaire et ceux qui vivent des revenus de leur capital. Ces rachats d’actions alimentent aussi les conflits d’intérêts puisqu’ils sont proposés par un management qui détient un portefeuille bien garni de stock-options et qui a donc intérêt à valoriser ses actions plutôt que de se lancer dans des projets risqués.

Et puis, à force de se racheter plutôt que d’investir dans l’avenir, les entreprises hypothèquent leur futur. Cela inquiète d’ailleurs les grands investisseurs qui, eux, pensent à long terme. L’an dernier, Larry Fink, le patron de BlackRock, un des principaux fonds d’investissement mondiaux, avait demandé dans une lettre ouverte aux patrons des grandes entreprises de penser à la croissance future et donc de moins dépenser en share buybacks et davantage en investissements en capital. Mais visiblement, il n’a pas été entendu. Les entreprises continuent de se mirer dans l’eau cristalline et traîtresse des marchés. Au risque de s’y noyer.

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