“Un paquebot avec 10.000 passagers? Et pourquoi pas?”

"L'âge moyen des croisiéristes est retombé à 42 ans, comme dans les villages de vacances de type Club Med." © Franky Verdickt/ID Photo Agency

Quelques années ont suffi à la compagnie italienne MSC pour se tailler une place de choix dans le secteur des grands navires de croisière. Un vieux loup de mer, Patrick Pourbaix – aujourd’hui directeur de MSC Cruises pour la Belgique et la France – brosse le tableau d’une industrie où le “big” est de plus en plus “beautiful”.

Patrick Pourbaix est né et a grandi dans le monde de la croisière, au propre comme au figuré. Né à Rotterdam où son père travaillait pour la légendaire compagnie de croisière Holland America Line, le Bruxellois a rapidement intégré un secteur qu’il connaît désormais comme sa poche. Il était ainsi le directeur pour le Benelux de l’armateur Costa lorsque son navire amiral, le Concordia, a chaviré début 2012. La catastrophe avait ébranlé tout le secteur, qui pèse aujourd’hui des milliards de dollars, s’étendant des géants des mers aux croisières fluviales en passant par les yachts de luxe.

Début 2016, Pourbaix quittait Costa pour MSC Cruises, une filiale de l’armateur de porte-conteneurs MSC fondé par l’Italien Gianluigi Aponte. MSC Cruises n’a fait son entrée dans le monde des méga-paquebots – dominé depuis toujours par le triumvirat américain Carnival, Royal Caribbean et Norwegian Cruise Line, tous cotés en Bourse – qu’au début des années 2000. Mais l’entreprise familiale est devenue la plus grande compagnie de croisières privée au monde en un temps record. La marque est également leader en Europe et en Amérique du Sud, et revendique une part de marché de quelque 47 % en Belgique.

Comptant désormais 23.500 salariés, MSC Cruises ne compte pas réduire la voilure. Alors que sa flotte recense déjà 15 navires, la compagnie a annoncé un programme d’investissement spectaculaire de 11,6 milliards d’euros. Quand il sera bouclé en 2026, ce sont 25 mastodontes qui sillonneront les océans sous son pavillon. Des navires qui pourront accueillir plus de 6.000 passagers, plus quelques milliers de membres d’équipage. Car oui, la taille importe dans le monde de la croisière. Et elle ne fait que croître.

TRENDS-TENDANCES. Où se situe le plafond ?

PATRICK POURBAIX. Je n’en vois aucun. Embarquer 10.000 passagers ? Je pense que c’est possible. Des projets futuristes sont déjà sur la table, comme ces bateaux ressemblant à des îles flottantes. Et ils seront concrétisés, ne vous y trompez pas. L’ingéniosité humaine n’a pas de limite et les océans sont gigantesques. Car si un tel navire de croisière peut sembler énorme quand il est amarré, ce n’est plus qu’un point sur l’océan après 10 minutes de navigation. Je me rappelle encore l’époque où les plus grands navires pouvaient emporter 500 passagers. A présent, les grands armateurs arrivent rapidement à 5.000 ou 6.000, et nous prenons la direction des 7.000. Si l’on inclut l’équipage, cela fait déjà 9.000 personnes à bord.

Profil

Né à Rotterdam, 59 ans

Etudes de sciences politiques, ULB

1986-1990 : ” product manager ” chez MICE-SNCF

1990-1991 : ” general manager ” de DVA Supplies

1992-1998 : ” general manager ” de Transcruise (TUI Belgium)

1998-2002 : ” managing director ” de Festival Cruises Benelux (à l’époque leader sur le marché belge)

2002-2011 : directeur de Costa Crociere Benelux (leader sur le marché belge en 2011)

2009-2016 : directeur général adjoint de Costa Crociere France

2016 : directeur général MSC Cruises France et BeLux

Les croisières souffrent parfois d’un certain déficit d’image.

On aurait tort de réduire les croisières à une course au gigantisme ou à une supposée activité horriblement artificielle réservée aux personnes âgées. C’est vrai que c’est la perception de très nombreux Européens qui n’ont pas encore découvert le produit. Mais elle est fausse. L’âge moyen des croisiéristes a beaucoup diminué et il continue à baisser en Europe. Il fluctue désormais autour de 42 ans, comme dans les villages de vacances du type Club Med, et il est encore possible de le réduire. Les millennials constituent un segment de croissance, comme on le voit sur le marché américain, plus avancé. Mes enfants, par exemple, commencent seulement à envisager de partir en croisière avec leurs copains d’université, alors que c’est déjà une habitude pour les Américains de leur génération. Bien entendu, il y a une limite au nombre d’enfants que l’on peut accepter à bord. Nous devons gérer ces flux, et nous limitons volontairement le nombre de cabines avec un troisième ou un quatrième lit. N’avoir que des familles avec enfants à bord serait un enfer. ( il rit)

Quel est le potentiel du secteur des croisières ?

Le marché européen est toujours sous-développé par rapport à l’américain. Chez nous, le taux de pénétration des croisières ( la part de la population qui a déjà fait une croisière, Ndlr) reste assez insignifiant. Tant en Belgique qu’en France, il est inférieur à 0,9 %, alors qu’il est quatre fois plus élevé aux Etats-Unis. En théorie, pourtant, rien ne nous empêche d’atteindre ce même taux de pénétration, voire de le dépasser. Le potentiel reste donc énorme. Je prévois par exemple un triplement du nombre de passagers de MSC en Belgique et en France d’ici 2026. Et une telle évolution n’aurait rien d’extraordinaire, puisqu’elle représente une croissance de moins de 15 % par an et que nous faisons déjà mieux actuellement.

Le secteur est obligé d’être généreux en promotions pour recruter des clients.

Ce n’est pas vrai, même si le modèle des croisières repose effectivement sur un taux de remplissage beaucoup plus élevé que dans l’hôtellerie. Un hôtel plein à 70 ou 80 % est un hôtel qui marche très bien. Mais pour les croisières, ce n’est pas suffisant. Les navires de croisière doivent être remplis à près de 100 % pour être rentables. Notre modèle économique est basé sur deux sources de revenus. Le prix des billets, qui en représentent 75 %, et, pour les 25 % restants, le chiffre d’affaires réalisé à bord grâce aux excursions, aux boissons, aux boutiques, aux casinos, etc. Des activités que nous exploitons nous-mêmes et qui sont très importantes. Sans ces revenus, nous ferions faillite. Certains nous accusent de brader les billets pour essayer ensuite de récupérer notre mise à bord. Nous voulons leur retirer cette idée de la tête. Parce que nous savons qu’être trop agressif sur les prix des billets n’est pas efficace. Au contraire, cela finit par provoquer l’effondrement des ventes. Et pour les clients, les dépenses à bord sont très aisées à maîtriser. Un passager dépense en moyenne 250 euros par croisière, mais certains ne déboursent pas plus de 100 euros sur toutes leurs vacances.

Le secteur des croisières recèle encore énormément de potentiel en Europe.

Quels sont les inconvénients d’une croisière ?

Le bruit, si de nombreuses personnes se regroupent autour des piscines ou si l’on joue de la musique quelque part et que les passagers affluent. Mais sur un bateau d’une telle taille, il est parfaitement possible d’y échapper. Les escales constituent un autre inconvénient, car tous les ports ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour y amarrer dans de bonnes conditions.

N’est-ce pas justement dû au gigantisme des bateaux modernes, où il est plus compliqué de monter à bord ou de mettre pied à terre ?

Au contraire. Les procédures d’embarquement et de débarquement sont beaucoup plus rapides aujourd’hui parce que nous utilisons des scanners et des cartes magnétiques sur lesquelles sont imprimées les photos des passagers, afin que les personnes en charge de la sécurité puissent travailler plus vite. Auparavant, elles ne disposaient que de listes de passagers et étaient obligées de retrouver et de cocher chaque nom. Une horreur…

Pourquoi le secteur est-il autant dominé par les compagnies américaines ?

” Nous sommes des marins qui organisent des croisières, pas des gens du tourisme qui exploitent des bateaux. “© FRANKY VERDICKT

Les croisières existent depuis très longtemps, elles permettaient notamment de visiter les colonies. Généralement, elles étaient très luxueuses et très chères. Le concept a été réinventé et démocratisé par les Américains à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Par Carnival tout d’abord, rapidement suivie de Royal Caribbean. Ils avaient compris qu’un bateau pouvait également être un lieu agréable, que l’on ne partait pas uniquement en croisière pour visiter les endroits où l’on faisait escale, mais que l’on pouvait également faire la fête sur le navire proprement dit. A l’époque, l’Europe observait ce phénomène avec un certain scepticisme car il ne correspondait pas à l’idée que l’on s’y faisait d’une croisière – d’autant que l’entreprise à son origine s’appelait ” Carnaval “. Il a cependant marqué le début des croisières modernes, qui ont enregistré une croissance très rapide après la déréglementation des prix des billets d’avion à la fin des années 1970. Subitement, les Américains pouvaient se rendre beaucoup plus facilement à Miami, le quartier général des géants des croisières aux Etats-Unis. Aujourd’hui, l’Amérique du Nord représente encore la moitié du marché mondial, avec 13 millions de passagers.

Peut-on noter des différences entre les clients américains et européens ?

Les restaurants du bord sont très importants pour les Européens. Nous restons beaucoup plus longtemps à table. La destination aussi a beaucoup plus d’importance. Un Européen part en croisière pour visiter des pays, là où 80 % des Américains prennent leur décision sur base de la qualité du navire et de ses services. Ils ne s’intéressent aux excursions qu’une fois à bord, et certains ne descendent même pas sur la terre ferme quand le bateau fait escale. Mais les mentalités évoluent. Auparavant, 20 % des Européens faisaient leur choix sur la base du navire, 80 % pour les excursions. Nous en arrivons aujourd’hui à un rapport 50/50. Le navire devient une destination en soi.

MSC n’est pas coté en Bourse, mais enregistre une croissance rapide. Comment la compagnie y parvient-elle ?

MSC est un phénomène particulier. Il est l’oeuvre de la famille Aponte, qui développe des activités maritimes depuis des centaines d’années. Gianluigi Aponte était un jeune marin italien quand il a fondé MSC en achetant un navire d’occasion. C’était le début d’une belle histoire, d’ailleurs à une forte connotation belge. C’est alors qu’il vivait à Bruxelles, dans les années 1970, qu’il a compris que le transport s’effectuerait de plus en plus dans des caisses, c’est-à-dire des conteneurs ( il rit). MSC est aujourd’hui le deuxième armateur de porte-conteneurs au monde après les Danois de Maersk. Et compte aujourd’hui environ 500 navires, avec Anvers comme principal port d’attache. Le groupe a fait ses premiers pas dans le secteur des croisières en 1988 avec l’achat d’un vieux paquebot, mais ce n’est que dans les années 2000 qu’il s’est pleinement investi dans ce segment. Gianluigi Aponte avait entre-temps transmis la direction opérationnelle du groupe à ses enfants. Son fils Diego est à la tête des activités cargo alors que sa fille Alexa – en plus d’être la directrice financière du groupe familial – dirige MSC Cruises avec son mari, Pierfrancesco. Mais les enfants ne font rien sans son approbation. L’ambition de Gianluigi est d’être le maître des océans. Autrement dit : il est prêt à investir.

Un navire de croisière doit être rempli à près de 100 % pour être rentable.

Aponte peut donc devenir le numéro 1 de croisières ?

L’objectif semble très ambitieux : dans les croisières, nous sommes encore loin de Carnival, qui compte presque 120 navires, et nous n’en possédons encore que 15. Mais n’oubliez pas que MSC est déjà presque le numéro 1 dans le cargo. En termes de marques, nous pourrions d’ailleurs prendre le leadership plus rapidement qu’on pourrait le penser. Cette activité de croisiériste est inscrite dans notre ADN. Contrairement à d’autres, nous sommes des marins qui proposons des croisières, pas des gens du tourisme qui exploitent des navires de croisière. Nous nous sommes forgé une excellente réputation pour la qualité de nos officiers de bord et la manière dont nous construisons nos navires ( aux chantiers navals français de Saint-Nazaire, ce qui a permis à MSC de devenir le plus grand investisseur privé de France, Ndlr).

Vous êtes également le président régional de la fédération sectorielle, la Cruise Lines International Association (Clia), qui doit répondre à certaines critiques, notamment sur l’environnement. C’est un thème important ?

Oui, et nous n’en parlons pas encore assez. Mais toutes les critiques dont nous faisons l’objet ne sont pas justifiées. Venise en est un bon exemple. Il est vrai qu’il n’est pas agréable de voir de tels mastodontes débouler dans le port, même si depuis le ponton, la vue est magique ( il rit). Les navires de croisière en ont été bannis à un certain moment sous prétexte que nous polluions. Or, une étude a démontré que la pollution provenait surtout des vaporettos (bateaux-bus locaux, Ndlr) et autres petits navires. On a également dénoncé les hordes de passagers qui se répandaient dans les rues. Mais nous parlons d’un million de croisiéristes, quand Venise accueille un total de 30 millions de touristes par an. Il ne faut pas non plus nous accuser de tous les péchés du monde. Prenez les déchets. Nous connaissons parfaitement le trajet de tout ce qui monte à bord. Rien n’est jeté en mer. Le plastique et les canettes sont compressés et recyclés. Les autres déchets sont incinérés à bord, et nous traitons nos eaux usées. Nous pouvons d’ailleurs convertir l’eau de mer en eau potable. Les cheminées ont également énormément évolué et nous investissons des millions par navire pour les équiper de scrubbers, des installations qui extraient les particules nocives des gaz de combustion. Et dans nos prochains navires, nous utiliserons du gaz naturel liquéfié au lieu du diesel.

Le secteur en chiffres

27,2 millions

Nombre attendu de croisiéristes en 2018. Ils étaient 25,8 en 2017.

1,02 million

Nombre d’employés (équivalents temps plein) en 2016.

126 milliards de dollars

Poids économique, à savoir l’emploi, les dépenses des armateurs, passagers et équipages et autres dépenses indirectes.

35,4 Pour cent

Nombre de passagers ayant choisi une croisière dans les Caraïbes. Cette destination reste – de loin – la plus populaire, devant la Méditerranée (15,8%)

Source : CLIA

La chute du concurrent

C’est moi qui ai inauguré les bureaux de Costa Croisières en Belgique “, sourit Patrick Pourbaix quand on l’interroge sur le concurrent italien de MSC Cruises. ” A l’époque, Costa (filiale de Carnival, Ndlr) était numéro 1, largement. Mais la compagnie a brusquement changé de stratégie pour miser sur la Chine. Elle y a placé cinq navires et a réduit l’offre européenne. Elle a presque abandonné les marchés ” intermédiaires ” comme la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse, l’Autriche et le Portugal pour se concentrer sur la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. Mais c’était une erreur, car après une forte croissance, le soufflé chinois est retombé tout aussi rapidement. C’était tout profit pour MSC. Nous avons pris leur place, et aujourd’hui, environ un croisiériste belge sur deux fait appel à nos services. ”

La catastrophe a été digérée

” Aujourd’hui, l’accident du Costa Concordia ( qui avait heurté un rocher et chaviré au large des côtes italiennes début 2012, causant la mort de 32 personnes, Ndlr) est digérée, affirme Patrick Pourbaix. Mais cela a pris quatre à cinq ans, et la crise a eu des répercussions jusqu’en Belgique. La catastrophe a amené toutes les compagnies à réduire leurs tarifs. D’où l’assimilation des croisières aux promotions, alors qu’elles sont très rares aujourd’hui. Surtout parce que les gens réservent très tôt, jusqu’à deux ans à l’avance pour les navires les plus récents.

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