Le magasin de jouets Serneels, pourvoyeurs de bonheur enfantin

Une baisse de 30% du CA a suivi le déménagement de l'avenue de la Toison d'Or vers l'avenue Louise. Après une reprise à son apogée en 2007, le bilan a essuyé la crise de 2008, puis les attentats, pour se stabiliser à 1,2 million en 2017. © dr

Magasin de jouets mythique du haut de Bruxelles, la maison a été fondée par Edmond Serneels en 1959. Une histoire aux débuts dignes d’un conte pour enfants…

Lorsque le jeune Edmond perd son père, il découvre du même coup que contrairement à ses six frères et soeurs, il ne pourra pas mener les études universitaires qu’il briguait. Son âme d’artiste et son intérêt pour les jouets le mènent alors à travailler au rayon Jeux du quincaillier Markt jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En 1945, il entre chez Bois Manufacturé et prend la tête du département Jouets. En 1950, il accompagne une mission économique à New York, où il rencontre deux hommes aux noms désormais mythiques : messieurs Fisher et Price !

Fasciné par leur gamme de jouets en bois sculpté et coloré, il leur propose d’en devenir l’importateur pour la Belgique et discute longtemps avec eux, animés par la même passion. Séduits par ce real toyman, les Américains lui accordent le brevet d’importation, signant ainsi l’arrivée de Fisher-Price en Europe.

En 1959, devenu expert en son domaine, Edmond Serneels sait gérer un stock, sentir les tendances et dessiner des modèles de jouets originaux : il est prêt à ouvrir sa propre enseigne, qu’il tiendra avec son épouse avant de la laisser à deux de leurs enfants, Brigitte et Alain.

Un seul mot d’ordre: excellence

S’ils ont mordu au métier assez vite, ils se souviennent n’avoir subi aucune pression de la part de leurs parents, hormis celle de l’excellence. “Faites ce que vous souhaitez faire, mais quel que soit votre choix, soyez les meilleurs !”

Début 1980, Alain rejoint l’entreprise familiale qu’il renforce de sa compétence, la gestion financière, en introduisant l’informatique dans les comptes que sa mère faisait à la main. “C’est en m’emmenant sur les salons que mon père m’a communiqué sa passion, se souvient-il. C’était plus un artiste qu’un commerçant, mais pour avoir dessiné longtemps des jouets, il avait l’oeil pour reconnaître ceux de meilleure facture. Partout où il arrivait, il était connu et reconnu. Il faisait référence. Son choix pour l’excellence guidait ses achats : on ne prenait que les marques leaders dans leur domaine, le numéro un en jouets en bois, en poupées, en peluches, etc. Nous avons choisi de conserver et de faire perdurer cette philosophie.”

La période est charnière : plusieurs fabricants de jouets qui officient encore en Belgique et travaillent à façon pour Edmond Serneels d’après ses dessins, peu enclins à s’ouvrir au marché européen, disparaissent les uns après les autres. C’est au moment où le père décide d’arrêter de travailler qu’Alain appelle sa soeur Brigitte : “nos compétences, Alain à la comptabilité et moi plus créative (elle est alors architecte d’intérieur, Ndlr), faisaient de nous un tandem très complémentaire. C’est le coeur qui a fait le reste : une affaire familiale, ça ne s’abandonne pas comme ça. Alors on a foncé !”

D’autant que de l’aveu du duo, ils s’entendent comme larrons en foire, prennent toutes leurs décisions de concert, respectent le territoire de chacun, se stimulent l’un l’autre. Mais les travaux de l’avenue de la Toison d’Or les poussent à quitter leur magasin (actuel emplacement de la boutique Apple, Ndlr) : l’heure du choix a sonné.

Babar, Tintin & Cie Brigitte Serneels se souvient : “Lorsqu’on a appris que nous devions quitter la Toison d’Or, nous nous sommes demandé s’il valait mieux déménager d’un bloc ou dédoubler le magasin en petites unités. A l’époque, c’était la folie Babar et Tintin, et l’arrivée des produits dérivés.”

Alain Serneels : Nos 25 best-sellers des débuts sont encore là aujourd'hui. Nous perpétuons la qualité, c'est la philosophie de la maison.
Alain Serneels : Nos 25 best-sellers des débuts sont encore là aujourd’hui. Nous perpétuons la qualité, c’est la philosophie de la maison.© dr

Ils choisissent de collaborer avec un fabricant textile et ouvrent une boutique dédiée aux deux personnages dans la galerie de la Toison d’Or. Mais le stock s’avère énorme et doit être écoulé : suit alors un deuxième point de vente à Waterloo, puis un troisième au Zoute. “Je me suis retrouvée seule dans une boutique, séparée de mon frère… et malheureuse ! On travaillait nuit et jour, gérant le personnel de trois adresses dont une (au Zoute) qui ne fonctionnait que cinq mois par an. Cela a été un gouffre financier : on a fermé les trois boutiques et cherché une nouvelle adresse pour revenir à notre ADN, le jouet”.

C’est au pied du Steigenberger Hotel, avenue Louise, qu’ils trouvent leur nouvel emplacement, un vrai pari à l’époque car ils y sont les premiers commerçants. “Ce déménagement nous a coûté 30% de chiffre d’affaires, ça a été vraiment dur. Nous avons dû nous séparer de notre personnel et tout reconstruire à deux”, raconte Brigitte.

Alain précise : “avenue de la Toison d’Or nous n’avions que trois mètres de vitrines et 300 m2 à l’intérieur. Ici c’est l’inverse : sept vitrines et moins d’espace de vente. Et le quartier est en souffrance : en plus de la crise de 2008, puis des attentats qui ont fait baisser la fréquentation, les tunnels fermés sont un mauvais signal pour la clientèle, surtout internationale. Et les Belges ne viennent plus jusqu’à Bruxelles pour se balader et faire du lèche-vitrine. Il y reste des maisons d’exception, membres du BEL (Brussels Exclusive Labels, Ndlr) comme nous, qui subsistent. Mais jusque quand ?”

Un environnement incertain que Louis et Charlotte, les enfants de Brigitte, abordent avec un mélange d’inquiétude et d’excitation.

Négocier l’avenir en préservant l’ADN

Louis et Charlotte, d’abord sollicités pendant les périodes de rush au magasin, sont à leur tour piqués par le virus du jouet et collaborent à temps plein depuis une poignée d’années. Ex-éducatrice spécialisée, Charlotte a suivi une formation complémentaire en sciences et techniques du jeu alors que Louis se positionne sur le terrain numérique. Ils suivent désormais leur mère sur les salons internationaux et se font la main : “Je les emmène pour les présenter aux fabricants et leur apprendre à reconnaître la qualité que nous cherchons à l’oeil et au toucher. Je pense que l’an prochain, ils pourront y aller seuls.”

Et les enfants d’enchaîner sur les critères qui leur sont chers: écologie, durabilité, recyclage, éthique des conditions de fabrication… doublés du challenge digital et économique qui les attend. Louis : “Je suis de la génération digitale, j’ai une bonne intuition en ce qui concerne l’évolution numérique et j’ai suivi un cursus en e-business et gestion pour accompagner Serneels dans cette mutation, la création éventuelle d’un webshop, l’animation et la stratégie des réseaux sociaux. Nous devons vraiment développer cette visibilité internationale car le retour des touristes est vraiment excellent. Aujourd’hui, l’affaire marche bien mais d’ici cinq ans, le concept du magasin physique perdra en vitesse et il est évident que dans 15 ou 20 ans, notre modèle économique aura complètement basculé. Soit vers la dématérialisation générale du commerce, soit vers un retour aux fondamentaux, au circuit court, au contact humain. Nous sommes là pour anticiper et négocier ce virage.”

La deadline ? Le renouvellement de leur bail en 2021, qui confirmera la maison avenue Louise ou la verra déménager, une fois de plus.

Anne Boulord

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