Paul Vacca

Alors qu’Internet nous plonge dans un revival permanent, l’hypermnésie ou le temps disrupté

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Les évangélistes de la transformation numérique essaient de nous en convaincre tous les jours : nous vivons une époque sans nulle autre pareille dans l’histoire de l’humanité, prémisse à des mutations d’une ampleur inédite.

Tout bouge, tout change et rien ne sera plus comme avant. ” Innovation “, ” révolution “, ” transformation “, ” disruption ” sont leurs vocables répétés comme des mantras. A tel point qu’on pourrait soupçonner une forme de méthode Coué. Ou l’expression de l’axiome de Maslow qui veut que ” tout est clou pour qui possède un marteau ” : tout est disruption pour qui vend de la transformation.

Car, dans le même temps, comment ne pas ressentir une curieuse impression de surplace ? Vue sous un autre angle, l’époque donne plus le sentiment de se répéter que de créer du disruptif. Sur les écrans, on a eu le remake du Livre de la jungle, on va avoir celui du Roi Lion, de Dumbo et de Mary Poppins. Les super-héros des blockbusters datent des années 1960 et, au mieux, dans le cas de Venom, la dernière comète de Marvel, des années 1980. A Star Is Born, un des grands succès de l’année, est le troisième remake d’un film dont la première version datait de 1937 . Même l’industrie de la mode, par essence pourvoyeuse de nouvelles tendances, pioche à tout va dans le vintage, comme Marc Jacobs qui s’apprête à ressusciter une collection qu’il a dessinée en 1993 ou Prada qui ressort sa ligne Linea Rossa.

Ironie du sort, quand un nouvel hymne enflamme les réseaux sociaux, repris par les jeunesse du monde entier, tiré de la bande-son d’une nouvelle série à succès diffusée sur Netflix, La Casa de papel… Pas de chance, c’est Bella Ciao, un chant résistant italien datant des années 1940 ! Et même dans l’estampillé disruptif, on ne peut s’empêcher de déceler une part de déjà-vu. Car comment ne pas voir en Banksy une forme de remake d’Andy Warhol à l’ère numérique ? Même si l’un était ” célèbre pour sa célébrité ” alors que l’autre est célèbre pour son anonymat.

Aujourd’hui, nous sommes matériellement dans l’impossibilité de faire table rase. Le passé ne passe plus, il se répète inlassablement au présent nous empêchant d’inventer un véritable futur.

Evidemment, cette complainte qui dit que rien n’est nouveau n’est, elle non plus, pas nouvelle. Et toute époque a toujours cultivé ses nostalgies. Sauf que dans le cas présent, il ne s’agit pas tant de nostalgie que de recyclage. Et de fait, l’industrie culturelle semble être en passe de réussir ce que l’industrie de transformation rêve d’atteindre un jour : être parfaitement circulaire.

Une des clefs d’explication à ce recyclage tous azimuts pourrait résider dans notre besoin de nous sentir rassurés, vu la période d’instabilité dans laquelle nous vivons. Car le ” déjà-vu “, en fournissant des repères, procure ce sentiment confortable. Une explication psychologisante qui n’en exclut pas une autre, plus factuelle. Avec, dans la peau du suspect idéal : Internet. Loué comme un outil d’avenir ouvert sur tous les possibles, Internet nous menotte en effet paradoxalement toujours plus à notre passé. Etant un lieu où rien ne s’efface et rien ne s’oublie, il nous plonge tous dans un état d’hypermnésie. Qu’est-ce qu’Internet sinon notre mémoire collective, où tout les faits et gestes de l’humanité sont parfaitement consignés, répertoriés, archivés et disponibles dans les moindres détails et à tout moment via un moteur de recherche ou des vidéos. De même que les réseaux sociaux nous entretiennent heure par heure dans un état de commémoration permanent.

Cette hypermnésie a au moins deux effets collatéraux. D’une part, elle conduit à une forme d’amnésie. Car ce que l’on appelle la mémoire n’est que la résultante d’un travail d’oubli sélectif. Or, s’il n’y a pas d’oubli, et que tout est mis sur le même plan, il n’y a pas de véritable mémoire possible. Cette hyper-présence du passé entrave aussi le futur en nous empêchant de créer du neuf. Les avant-gardes artistiques sont toujours nées d’un refus catégorique – et parfois obtus – du passé : la tabula rasa. Mais c’était à ce prix qu’elles accouchaient de quelque chose de nouveau. Or, aujourd’hui, nous sommes matériellement dans l’impossibilité de faire table rase. Le passé ne passe plus, il se répète inlassablement au présent nous empêchant d’inventer un véritable futur. L’hypermnésie d’Internet, c’est le temps ” disrupté “.

Qu’on nous permette alors de recycler à ce propos la somptueuse dernière phrase de Gatsby le magnifique de Francis Scott Fitzgerald : ” C’est ainsi que nous nous débattons, comme des barques contre le courant, sans cesse repoussés vers le passé “.

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