Paul Vacca

Face à l’utilisation tous azimuts de nos données, menace privée ou danger public?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

A l’heure de la blockchain, des initial coin offerings, des cryptomonnaies et autres ingénieries financières ultrasophistiquées, une pratique commerciale ancestrale persiste : c’est le troc.

Pas seulement comme marché parallèle non contrôlé, dans les pays émergents ou par esprit de résistance. Non, cela se passe au coeur même du capitalisme le plus avancé tel qu’il est produit par l’économie numérique. Vous aussi, vous vous y adonnez quotidiennement. Et même plusieurs fois par jour. Nous sommes des milliards à le pratiquer.

Car comment appeler autrement le rapport économique qui nous lie aux réseaux sociaux, applications ou sites gratuits que nous fréquentons, sinon du troc ? La gratuité, on le sait, n’existe pas. En réalité, nous faisons du troc avec Google, Facebook, Waze ou YouTube. Nous troquons la possibilité d’utiliser sans bourse délier leurs services ; en échange de quoi ils récoltent les données que nous y semons allègrement.

La question qui se pose dès lors est de savoir quels sont les termes réels de ce troc qui ne dit jamais son nom, avançant masqué sous le nom de gratuité. La réponse semble évidente : notre vie privée. On l’a assez répété : ” si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit “. De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer le contrat faustien nous liant aux Big Tech vampirisant tous les pans de notre intimité. Ce fut d’ailleurs l’objet des différentes auditions en septembre où Amazon, Google et Twitter passèrent à tour de rôle devant les sénateurs américains. C’est aussi dans ce cadre que s’inscrit le Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen. Objectif : sauvegarder la vie privée de nos concitoyens.

Ce troc auquel nous nous livrons quotidiennement n’est donc pas une menace privée. C’est un danger public.

Or, la réalité de ce troc est tout autre. Et examiner la problématique des données personnelles sous l’angle de la vie privée pose un problème de cadre. C’est ce que souligne fort justement Natasha Singer, reporter au New York Times pour les questions technologiques, dans un article daté du 22 septembre intitulé Just Dont Call It Privacy. Selon elle, il faut tout simplement cesser de parler de ” vie privée ” – la privacy – lorsque l’on évoque la problématique des données personnelles. C’est un terme ombrelle confortable, mais totalement impropre à traduire la réalité des problèmes que pose l’exploitation de nos données. Comment qualifier le fait que Facebook ait utilisé le ciblage publicitaire pour rendre visible certaines offres d’emploi uniquement à des hommes entre 25 et 36 ans ? Ou lorsque Google continue de récolter des renseignements sur ses usagers même lorsque ceux-ci se sont déconnectés de la géolocalisation ?

” Dans une économie de la surveillance, poursuit Natasha Singer, où les entreprises collectent, analysent et monétisent nos clics, la problématique en jeu n’est pas celle de la vie privée. Le problème, c’est l’exploitation débridée des données et ses conséquences désastreuses, parmi lesquelles le traitement inéquitable du consommateur, la fraude financière, l’usurpation d’identité, la manipulation publicitaire et la discrimination. ” En ce sens, elle souligne qu’il est vain de demander des gages aux géants technologiques sur leurs politiques de confidentialité. Il serait plus judicieux d’exiger qu’ils fassent la transparence sur leurs pratiques commerciales : comment ils récoltent les données et surtout à quelles fins elles sont utilisées par eux ou par des tiers.

Comme nous l’avions déjà noté il y a quelque temps, le problème des données personnelles n’est en réalité pas personnel. Il est social et collectif. Alors que nous pensons avoir troqué notre vie privée contre l’utilisation de services, nous avons en réalité signé collectivement pour la monétisation de nos vies. La preuve qu’il ne s’agit plus d’un problème d’ordre privé : celui qui déciderait de se soustraire du troc avec les Big Tech se retrouverait aussi piégé. Car dans une économie de la transparence – ou de la surveillance – où toutes les données personnelles sont en libre circulation, où tout le monde s’expose, ne pas s’exposer ne permettrait même pas d’y échapper. En effet, une compagnie d’assurances ou un employeur pourrait trouver suspect qu’une personne refuse d’apparaître sur les réseaux sociaux. C’est qu’elle aurait quelque chose à cacher. Ne pas exposer sa vie privée reviendrait à s’exposer doublement. Effrayant. Ce troc auquel nous nous livrons quotidiennement n’est donc pas une menace privée. C’est un danger public.

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