Paul Vacca

Mais où s’arrêtera l’effet Instagram?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Si l’on excepte la démission de ses deux fondateurs, Kevin Systrom et Mike Krieger, Instagram ne fait pas de vagues.

Contrairement à Facebook, sa ” maison mère ” depuis 2012 empêtrée dans les problématiques des fake news, ou à Twitter, avec le trolling de masse, Instagram ressemble à un havre de paix. Une force tranquille qui ne connaît pas le relatif discrédit qui frappe ses concurrents, et qui jouit d’une bonne image tout en continuant d’attirer de nouveaux adeptes, dépassant en huit ans à peine le milliard d’utilisateurs.

Ce qui le rend si attractif ? C’est peut-être pour partie ses restrictions. Contrairement aux autres réseaux qui se repaissent des liens avec l’extérieur, sur Instagram, l’usage des liens hypertextes est impossible (ou alors, il faut ruser en les plaçant dans sa bio). De même qu’il n’est pas permis aux utilisateurs de partager les photos des autres sur leur propre compte, pour limiter ce que les fondateurs appellent le sentiment ” d’aliénation du partage “. Une limitation stratégique pour privilégier un fonctionnement en vase (relativement) clos, là où les autres sont en constante recherche d’ouverture tous azimuts. Ce qui a fait dire à Kevin Systrom que si Instagram fonctionnait, ce n’était certainement pas grâce à ce qu’avait pu faire Facebook, mais plutôt grâce à ce qu’il n’avait pas fait.

Et de fait, pour l’heure – et jusqu’à plus ample informé sur ce que souhaite faire Zuckerberg – Instagram réussit l’équation parfaite entre être à la fois très populaire et très select : c’est un club privé mainstream ou, plus exactement, un réseau populaire qui parvient à conserver l’attrait d’un club privé. Pas étonnant que les marques de luxe le plébiscitent étant, elles aussi, en quête de cette complexe équation.

Un certain nombre d’acheteurs en ligne se procurent des vêtements uniquement pour les montrer sur Instagram, les renvoyant une fois la séance photo terminée.

Dans le champ des restrictions, il y a aussi celle de la parole ou du texte. Sur Instagram, le verbe ne prend pas valeur de logos (la ” parole “, en grec) mais de logo (au sens de logotype) étant encapsulé dans un hashtag qui lui confère non plus une valeur sémantique, mais une fonction signalétique. Instagram n’est pas le lieu de la verbalisation, mais de l’iconisation.

Car ce qui constitue sa force par dessus tout, c’est le pouvoir quasi exclusif laissé à l’image sur les mots. Un pouvoir vertigineux. On connaît cette phrase d’Oscar Wilde qui, alors qu’il observait depuis un balcon un coucher de soleil, déclarait : ” C’est un mauvais Turner “, en référence à William Turner, peintre connu pour ses couchers de soleil flamboyants. Dans Intentions, Oscar Wilde affirmera même que ce n’est pas l’art qui imite la nature, mais l’inverse : c’est la nature qui imite l’art. Pas par pur plaisir d’égrener un paradoxe de plus mais pour nous dire que lorsque nous contemplons un paysage ou un coucher de soleil dans la nature, nous le voyons à travers nos références artistiques. Celles-ci constituent des filtres à travers lesquels nous pouvons trouver beau – ou laid – un paysage ou un coucher de soleil. Ce que nous voyons, et la manière dont nous le voyons, dépend des arts qui forgent notre regard sur les choses.

Oscar Wilde serait ravi – ou plus probablement attristé – de voir qu’un milliard de personnes lui donnent raison. Car ce n’est pas Instagram qui imite le monde, c’est le monde qui imite Instagram.

Ainsi, les designers et architectes du Club Med sont appelés à concevoir des lieux de vacances non pas nécessairement beaux ni agréables, mais ” instagrammables ” car un certain nombre de clients privilégient désormais les lieux qu’ils peuvent partager sur le réseau. Il y a également ces restaurants où les clients, sans même regarder le menu carte, commandent un plat vu sur Instagram pour pouvoir, à leur tour, le partager sur le réseau dans un effet de mise en abîme vertigineux. Ou cette photo d’une femme à la Mamounia avec une robe blanche qui génère sur le réseau, dans sa foulée, des centaines de photos reproduisant le même rituel au même endroit. Jusqu’à cette étude anglaise qui a mis au jour qu’un certain nombre d’acheteurs en ligne (9 %) se procuraient des vêtements uniquement pour les montrer sur Instagram, les renvoyant une fois la séance photo terminée pour obtenir remboursement. L’image absorbe tout et le réseau devient une fin en soi.

Si les Anciens étaient à la recherche de la félicité, aujourd’hui nous serions plutôt à la recherche de l'”instagrammibilité”. Car à quoi bon être heureux si l’on ne peut pas le partager sur Instagram ?

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