Moments de Grace

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Sarah, la mère, l’agrippe par les cheveux et tranche d’un coup de couteau la queue de cheval improvisée. La scène d’ouverture de Grace ressemble à la décapitation d’un poulet posé sur un billot. Elle est d’une rare et rude violence. Mais le contexte l’est tout autant. En 1845, les Irlandais font face à la pire famine de leur histoire, aux accents des sept plaies d’Egypte, pluie de grenouilles et récoltes de patates pourries comprises. Les plus ” chanceux ” fuient vers les Etats-Unis, devenant les héros de bien des récits d’exode et pionniers du Nouveau Monde d’alors. Les autres restent.

C’est sûr que je vais mourir, pense-t-elle. L’intérieur de mon corps se liquéfie en sang.

Paul Lynch, dont c’est ici le troisième roman, prend comme un engagement la tâche de raconter l’histoire de celles et ceux qui n’ont pas quitté cet enfer. ” Cette histoire n’a jamais été racontée. Dans mon pays, cette horreur totale n’a fait que susciter – et suscite encore aujourd’hui – un sentiment de dégoût et de honte, explique non sans un certain ressentiment l’auteur irlandais. Je voulais en finir avec ça ! En Irlande, nous nous voyons comme des victimes, pas des héros ! J’ai donc voulu créer une héroïne. ”

Paul Lynch ignore la provenance de ce personnage qu’il a inscrit dans ce contexte historique. ” Elle est une force ” qui l’a poussé à écrire. Et quelle force ! Enceinte une nouvelle fois, la mère de Grace se voit en effet obligée de sacrifier son aînée pour assurer la survie de sa famille. ” Tu dois te chercher un emploi et travailler comme un homme – aux filles de ton âge, on ne propose rien qui vaille “, lui souffle-t-elle. Les larmes roulant sur les joues, Grace se lance dans les tourbières balayées par le vent et la pluie. Son plus jeune frère Colly la rejoint. Soudain, nouveau drame… La jeune fille poursuit malgré tout sa route et croise sur son chemin ouvriers, paysans et marginaux. Littéralement, un zoo peuplé de personnages où l’humain est souvent décrit comme un animal. Un bestiaire truffé d’images flamboyantes, celles d’un livre vécu à travers les yeux d’une adolescente perdue au milieu d’édentés et de boiteux. Ou quand la pauvreté marque les corps et les visages. Noirceur du monde dans la traversée d’un monde perdu…

Si Grace tient, c’est grâce à une force et des voix intérieures. Celle de Colly, ricanante et ironique, la poussant à l’audace d’agir ” en garçon “. ” Grace est traumatisée, elle a besoin de créer Colly pour survivre “, explique l’auteur. Folie ou traumatisme ? La question reste entière et donne le vertige au lecteur qui se laisse emporter dans des phrases construites comme des tourbillons sensoriels, mélangeant dialogues intérieurs et descriptions précises. La langue y est aussi volubile que crue, parfois. ” J’écris comme j’écris. De manière peut-être poétique, mais cette poésie me permet de créer mon propre espace. Si vous écrivez des dialogues, vous avez besoin qu’ils soient bien tenus. Ici, je voulais des voix intérieures, des sensations intérieures, donner l’image la plus vive. ”

Une intériorité que Paul Lynch convoque au nom d’une longue histoire. ” Notre langue a peut-être 2.000 ans d’existence, mais notre subconscient est lui beaucoup plus ancien. ” Une manière pour Grace de retrouver ” un chemin vers la lumière, de vivre bellement de nouveau “. Dans un sens non religieux, l’histoire de Grace combine une mort et une résurrection qui se traduit par l’insertion de pages noires, au moment où ” le langage ne peut plus expliquer ce qui lui arrive “. Les personnages échappent-ils ainsi à leur créateur ? ” Non, je ne crois pas. Mais comme si j’étais au milieu d’une rivière, l’eau s’écoule mais j’arrive à en diriger le cours. ” Roman d’initiation et d’aventure, survival intime, Grace enflamme, nous entourant d’une chaleur brute, même s’il pleut des cordes.

Paul Lynch, “Grace “, éditions Albin Michel, 496 pages, 22,90 euros.

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