Été ou hiver ? Le changement d’heure, le casse-tête européen

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Décidée sans crier gare fin août par l’Union européenne, la fin du changement d’heure risque de tourner au casse-tête pour les Vingt-Sept. Quelle heure choisir ? Comment éviter de nouveaux décalages horaires entre pays frontaliers ? Changer de fuseau d’horaire ? D’ici avril, il faudra trancher.

L’heure d’été éternelle arrive ! “. Ce 31 août, l’annonce de Jean-Claude Juncker déconcerte. L’Europe est minée par les populismes et les nationalismes, la crise des migrants n’en finit pas, le Brexit patine, et le président de la Commission fait sa rentrée en promettant… la fin du changement d’heure.

Se prendrait-il pour le maître des horloges ? Depuis quelques années, une poignée d’Etats, comme la Finlande ou l’Espagne, lui réclame cette réforme. Le Parlement européen est aussi monté au créneau en adoptant une résolution en février. Mais la Commission n’y prêtait jusqu’ici qu’une oreille distraite, jugeant que ni la demande ni le besoin n’étaient vraiment là. Tout juste a-t-elle fini par lancer une consultation publique en ligne, début juillet.

Elle va tout faire basculer. Quand les résultats tombent, mi-août, c’est du jamais-vu “, explique la commissaire aux Transports, Violeta Bulc, pour justifier sa récente passion pour le dossier, dont elle a hérité. En un mois, 4,6 millions de citoyens ont répondu. Dix fois plus que le précédent record, sur la directive oiseaux de 2009. Et les internautes sont formels : à 84 % (75 % en France), ils ne veulent plus avancer leurs aiguilles en été puis les reculer en hiver.

Le banco de Juncker

Banco, décide Jean-Claude Juncker. A l’approche des élections européennes de mai 2019, où une poussée populiste est redoutée, c’est l’occasion de montrer le visage d’une Europe qui écoute et agit sur le quotidien. C’est l’opportunité, aussi, de détourner un peu les médias des sujets qui fâchent. ” La demande est claire et massive. On ne peut pas la laisser sans réponse “, argue le commissaire à l’Energie, Maros Sefcovic, autre néoconverti.

Mais que vient faire Bruxelles dans nos horloges ? Lors des deux guerres mondiales, puis dans les années 1970 sur fond de chocs pétroliers, les Etats européens ont tour à tour adopté une heure d’été, en plus de la ” naturelle ” heure d’hiver (celle du fuseau horaire), pour économiser l’énergie : il fait jour plus tard, on allume moins. L’Hexagone l’adopte en 1977 avec un slogan resté célèbre : ” En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées “.

Mais chaque pays choisissant ses propres dates de changement d’heure, ce sont autant de grains de sable qui sont venus perturber le fonctionnement du marché unique. Pouvoir a donc été confié en 1980 à la Commission de mettre de l’ordre. La directive ” changement d’heure ” est née et ses révisions successives aboutiront aux règles actuelles : tous les Etats membres doivent adopter l’heure d’été le dernier dimanche de mars, puis celle d’hiver le dernier dimanche d’octobre ; c’est obligatoire et synchronisé.

A l’exécutif européen donc de défaire aujourd’hui ce qu’il a fait hier. Dès le 12 septembre, il dégaine une proposition de révision de la directive. Elle interdit les changements saisonniers. Mais, point clé, elle ne tranche pas entre heure d’hiver ou d’été et n’impose pas d’harmonisation. Pas question de trop s’ingérer, chaque Etat doit choisir lui-même s’il se fige sur l’été ou l’hiver. Et vite : réponse exigée d’ici avril, avant les élections. Le dernier changement interviendrait ainsi dès le dimanche 31 mars 2019 pour les Etats optant pour l’heure d’été permanente, et le dimanche 27 octobre 2019 pour ceux choisissant l’heure d’hiver.

La réforme sera bénéfique pour les entreprises

Pourquoi attendre ? Selon le commissaire Sefcovic, changer d’heure n’est tout bonnement plus justifié : “Avec le progrès, les économies d’énergie liées sont désormais très limitées ; elles sont à chercher ailleurs, par exemple dans les villes intelligentes “. La bascule d’octobre provoquerait, en outre, des pics d’accidents entre des automobilistes fatigués et des piétons surpris par la tombée de la nuit. S’ajoute la fatigue engendrée par les changements de rythme, pointée du doigt dans la consultation.

” La réforme sera aussi bénéfique pour les entreprises. Elle facilitera la planification dans les transports et l’énergie et simplifiera les applications dépendantes du temps “, poursuit Violeta Bulc. Elle simplifierait aussi, vante-t-elle, les échanges avec des partenaires majeurs comme la Chine et la Russie, qui ont renoncé à l’heure d’été en 1991 et en 2011.

Encore faut-il convaincre les Etats membres, qui doivent adopter le projet à la majorité qualifiée. Beaucoup n’apprécient pas d’être ainsi mis au pied du mur et craignent qu’on ne confonde vitesse et précipitation. Le 13 septembre, lors de premiers échanges entre diplomates au Conseil, quelques-uns, comme la Finlande et les Etats baltes, ont d’emblée affiché leur soutien. Mais une majorité, dont la France, l’Italie et les Pays-Bas, sont restés réservés.

” Le délai est court. Toucher à l’heure aurait un impact large et complexe. Il faut du temps pour le mesurer, consulter et s’organiser “, résument plusieurs diplomates européens. En septembre 2014, une étude du cabinet ICF International pour la Commission indiquait qu’une ” majorité d’Etats ne voient pas de raison de modifier les règles sur l’heure d’été “. La consultation publique révèle aussi des discordances par nationalité : les Grecs, les Maltais et les Chypriotes préféreraient garder le système actuel et les Italiens sont hésitants.

Certains voient derrière l’empressement soudain de la Commission la patte de l’Allemagne, où les promoteurs de l’heure d’été permanente sont nombreux et très organisés. Près de 70 % des réponses en ligne (3,1 millions) viennent ainsi de ce seul pays, très loin devant la France (393.000) et l’Autriche (259.000). L’annonce du 31 août a été faite sur sa télévision publique (ZDF) et aussitôt qualifiée par Angela Merkel de ” très grande priorité “. ” C’est une demande de l’Allemagne. Merkel y tient avec les élections en Bavière, mi-octobre “, explique une source haut placée.

La question commence à gagner les milieux économiques. Le patronat allemand (DBA) a affiché son soutien au projet. ” Le changement d’heure crée des complications dans les organisations du travail et les processus logistiques “, explique-t-il. Mais la prudence reste aussi de rigueur. Les transporteurs aériens en particulier ont prévenu qu’il faudrait ” garder une approche harmonisée ” en Europe et leur ” laisser le temps de s’adapter ” . Ils n’ont pas oublié les difficultés à l’aéroport d’Istanbul quand la Turquie a arrêté de changer d’heure il y a deux ans.

Été ou hiver ? Le changement d'heure, le casse-tête européen

Un casse-tête pour les Etats

Et où arrêter les aiguilles ? L’heure d’été a les faveurs naturelles des restaurateurs et des industries du tourisme et des loisirs. Mais d’autres corps se plaignent du décalage alors créé avec l’heure solaire, qui atteint deux heures en France : les vaches, déboussolées, font moins de lait, des ouvriers aux ” trois-huit ” attaquent en pleine nuit, le moral et la productivité au plus bas, ceux du bâtiment entament l’après-midi avec un soleil à son zénith… Chacun cherche naturellement midi à sa porte.

Les citoyens consultés en ligne sont aussi partagés. Une petite moitié, 56 %, préférerait l’heure d’été permanente. Elle a dans l’ensemble une cote plus élevée dans les pays du Sud, et en France, qu’au Nord. A l’opposé, 36 % opteraient pour l’heure d’hiver. Ils sont majoritaires en Finlande, au Danemark, en République tchèque et aux Pays-Bas.

Bon gré mal gré, voila les Etats contraints de se préparer à trancher. En sachant que renoncer au changement d’heure, ce n’est pas seulement renoncer aux problèmes qu’il pose, mais aussi aux avantages qu’il présente, souvent oubliés des débats.

Décider seul mais ensemble

Le casse-tête individuel peut aussi tourner au raté collectif. Mal maîtrisée, l’obligation pour chaque Etat de choisir son heure pourrait finir par plus compliquer que simplifier le marché unique. ” Il faut faire attention à ne pas le fragmenter “, souligne BusinessEurope, le lobby patronal européen. Si la France opte par exemple pour l’heure d’hiver et le Luxembourg, la Belgique ou la Suisse pour l’été, un décalage horaire apparaîtra. De quoi compliquer sérieusement la vie des dizaines de milliers de travailleurs frontaliers notamment.

Aujourd’hui, on compte maximum deux heures d’écart d’un bout à l’autre de l’UE, entre Lisbonne et Sofia par exemple. L’amplitude pourrait atteindre trois heures selon les choix de chacun. L’effet domino risque aussi d’impliquer les Etats voisins non membres de l’UE, comme la Norvège et la Suisse. Le cas de l’Irlande est encore plus épineux. Avec le Brexit fin mars, le Royaume-Uni ne sera pas concerné par la réforme : le changement d’heure perdurerait au nord de l’île mais serait interdit au sud, créant une frontière temporelle. ” Bravo ! Avec ce projet, on se crée des problèmes qu’on n’avait pas “, ironise un haut fonctionnaire européen.

La Commission appelle en réponse à ” une collaboration rationnelle entre Etats ” : ils doivent décider chacun, mais ensemble… ” Une harmonisation est nécessaire. Le plus naturel et cohérent serait que les Etats d’un même fuseau horaire se calent ensemble sur l’heure d’été ou d’hiver “, analyse l’eurodéputée écologiste Karima Delli, initiatrice de la résolution de février. La Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg évoquent une consultation commune de leurs citoyens.

Fuseaux glissants

Dernière pièce du puzzle, des Etats sont tentés de changer… de fuseau horaire. En Espagne, un comité d’experts va étudier un retour à l’heure du méridien de Greenwich (GMT), où elle retrouverait le Portugal, une demande forte en Galice. Ce serait l’opportunité de simplifier les échanges avec son voisin péninsulaire et de réparer l’histoire : c’est Franco qui a fait basculer le pays en 1942 sur GMT + 1 pour s’aligner sur l’Allemagne.

Mais ce serait sortir du fuseau de la France, sa porte d’entrée et de sortie sur le reste de l’Union pour les transporteurs routiers. La Finlande s’interroge, elle, sur un passage de GMT + 2 à GMT +1, pour être raccord avec la Suède, sa seule voisine terrestre dans l’UE, plutôt qu’avec les pays baltes, dont elle est séparée par la mer. La proposition de la Commission leur ouvre la porte : un Etat pourrait changer de fuseau, à condition de prévenir six mois avant. Ce qui laisse techniquement la possibilité de maintenir un changement d’heure, en passant d’un fuseau à l’autre tous les six mois…

Par Derek Perrotte.

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