Hubert Védrine: “L’Europe croit vivre chez les Bisounours. Elle est dans Jurassic Park”

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L’ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand en appelle à un sursaut européen. Dans ce monde devenu chaotique, il faut que l’Europe se pense en puissance pour se faire respecter.

Ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine est connu pour son parler sans fard et son regard critique. Il était voici quelques jours l’orateur du cycle de conférences Les Grands invités de l’Hôtel de ville à Bruxelles. Il y a évoqué l’état chaotique du monde et la fragilité européenne. Cet ancien diplomate, aujourd’hui professeur à Sciences Po, appelle à un sursaut salutaire de nos pays. En mars, il fera d’ailleurs paraître une édition profondément revue de son ouvrage Sauver l’Europe (éditions Liana Levi) qui appelle les habitants du Vieux Continent à abandonner leurs doux rêves pour entrer de plain-pied dans la réalpolitique. Car dans un monde où se sont déclenchés plusieurs ” comptes à rebours ” (titre d’un autre ouvrage, un recueil d’articles rédigés par Hubert Védrine et publié voici quelques mois chez Fayard) liés à l’évolution démographique, à l’environnement, à la dégradation des conditions de vie et au défi numérique qui rend nos sociétés ingérables, il n’y a plus de place pour les faibles.

Sur la question migratoire, nous avons lancé Schengen en 1985 et nous n’avons même pas une interconnexion efficace de toutes les données des différentes polices !

TRENDS-TENDANCES. Quel est l’état du monde ?

HUBERT VÉDRINE. Il n’est pas du tout ce que les Occidentaux avaient pensé qu’il serait après la fin de l’URSS. A l’époque, nous pensions que nous avions gagné et qu’il existerait un nouvel ordre mondial sous notre conduite éclairée. Les Européens, qui sont un peu les ravis de la crèche, estimaient que l’Europe entrait dans la communauté internationale et que les valeurs européennes allaient rayonner mondialement. Les Européens croyaient vivre dans un monde de Bisounours, alors qu’ils étaient dans Jurassic Park.

Dans ce monde-là, il y a beaucoup d’entités qui sont brutales et qui savent très bien ce qu’elles veulent (les Etats-Unis de Donald Trump, la Chine, la Turquie, la Russie de Vladimir Poutine, l’Arabie saoudite, Israël, etc.). En revanche, nous, Européens, ne le savons pas très bien. Si vous ajoutez à cela l’ensemble des passeurs qui ont organisé en Afrique une gigantesque économie de la traite des êtres humains et les Gafa américains ou leurs équivalents chinois, cela fait beaucoup…

Profil

Naissance en 1947.

Diplômé de Sciences Poet de l’Ena.

Proche collaborateur de François Mitterrand de 1981 à 1995 (conseiller, porte-parole de la présidence puis secrétaire général de l’Elysée). Il est ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002 sous le gouvernement de Lionel Jospin.

Il est désormais consultant et enseigne à Sciences Po. Il est administrateur indépendant du groupe LVMH.

Quel est le principal problème auquel nous sommes confrontés ?

Le problème n° 1 n’est pas le retour des années 1930 ou le retour du populisme sur lequel on s’excite beaucoup. Il n’y a ni Hitler ni Staline. Nous avons des systèmes de protection sociale énormes (qui nous coûtent d’ailleurs très cher) et nous avons aussi le souvenir de ce qui s’est passé. Pour moi, le principal problème, dans ce chaos mondial, est la perte relative de puissance des Européens qui ne sont plus pris au sérieux par personne.

Vous parlez du chaos mondial…

Oui. Chaos, c’est le terme employé par le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Le chaos, ce n’est pas la guerre. C’est l’instabilité, l’imprévisibilité. Or, justement, ces comparaisons avec ce qui a pu se passer dans les années 1930 nous masquent le problème dont je viens de parler, qui est de voir les Européens – et la civilisation européenne – devenir de plus en plus vulnérables.

Cette vulnérabilité est-elle liée à la fin du rêve fédéraliste européen ?

Le projet fédéraliste a pu être très séduisant il y a un certain temps, dans un contexte particulier et auprès d’un petit groupe, mais il n’est plus du tout d’actualité. Dans la moyenne des opinions publiques européennes vous avez des anti-Européens, à distinguer des eurosceptiques car le mécanisme mental est différent. Les vrais anti-Européens, tels Marine Le Pen en France, ne sont pas sceptiques du tout. A l’autre extrême, vous avez des tenants des idées fédéralistes dans certains think tanks subsidiés par l’Europe, dans les institutions européennes ou dans la presse économique.

Et entre ces deux extrêmes, vous avez, au centre-droit et au centre-gauche, d’assez nombreux pro-Européens non fédéralistes qui sont en faveur d’une fédération d’Etats-nations. Ils sont encore assez puissants dans la plupart des pays mais ne sont généralement plus majoritaires. Et vous avez des gens devenus sceptiques parce que, sans y être hostiles, ils ne se reconnaissent plus dans cette idée européenne. Ou qui sont déçus parce qu’on leur a fait des promesses inconsidérées. Je pense notamment à ce qu’a dit la gauche française sur la création d’une Europe sociale, en faisant croire que toute l’Europe allait adopter le modèle social français. Parmi les sceptiques, on trouve aussi un ensemble de personnes qui ont été rendues allergiques par les excès de réglementations européennes. Il y a donc toute une masse de gens qui ne sont ni pro-Européens à outrance ni anti-Européens, et c’est là que se joue l’avenir de l’idée européenne.

Vous êtes, depuis longtemps, très critique sur la politique européenne…

En ce qui me concerne, l’élément clé de mon évolution a été le fait que lors du référendum de Maastricht ( qui a eu lieu en France en septembre 1992, Ndlr), le oui n’avait récolté que 51% alors que toutes les autorités politiques et morales respectées militaient en sa faveur. Je me suis dit que si nous perdions les peuples en route, le projet européen devenait comme une locomotive sans wagons.

Voilà l’état de l’Europe. Mais puisque le sujet c’est l’Europe face au monde, il y a un autre handicap à surmonter : l’idée ancrée en Europe que nous n’aurions pas besoin d’être une puissance… puisque nous vivrions dans un monde de Bisounours.

Faire de l’Europe une puissance, est-ce dans les gènes des Européens ?

Non, ce n’est pas du tout dans leur ADN, parce qu’après la guerre ; les Européens s’en sont remis aux Etats-Unis : il y a eu l’Alliance atlantique, l’Otan, le plan Marshall… Ce n’est pas nous qui avons fait la paix : ce sont les Soviétiques à Stalingrad et les Américains lors du débarquement. Nous, nous avons organisé la paix ensuite et il n’y a plus de risque de guerre entre Européens, ce qui est très bien. Mais nous nous sommes positionnés ” en dessous “, au calme, en créant un marché commun. Toutes les questions européennes (intégration, élargissement, etc.) ont donc été posées indépendamment de la position stratégique. Et nous en sommes à la troisième génération d’Européens qui ont vécu dans ce contexte, qui trouvent cette situation normale et qui ne pensent pas que, pour se faire respecter des uns et des autres, il faut créer une puissance. C’est pourtant ce que je souhaite, ce que je dis depuis des années. Si l’Europe n’est pas une puissance, elle est, comme dirait Monsieur de La Palice, impuissante et dépendante de l’ensemble des autres. Nous avons, par exemple, la démonstration effrayante que Donald Trump peut, dans l’affaire de l’Iran, prendre en otage l’économie mondiale qui passe par le dollar et le numérique.

Hubert Védrine:
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Comment agir, alors ?

Au lieu de parler de sujets très techniques comme le budget, les projets de directives de la Commission, etc., il faut dire aux gens des choses simples : face au monde tel qu’il est, nous avons besoin d’une ” Europe-puissance ” qui puisse se faire respecter, défendre ses intérêts vitaux, son mode de vie, ses valeurs. C’est ce que nous faisons un peu en voulant taxer les Gafa. C’est bien. Mais ce ne doit pas être une exception. Nous devons, par exemple, être capables de dire à la Chine qu’il est tout à fait désagréable qu’elle organise ( comme en juillet dernier, Ndlr) un sommet avec 16 pays européens d’Europe centrale et orientale. Et nous n’avons pas besoin d’intégrer tous les pays européens pour réaliser cela.

Il faudrait créer un “noyau dur” qui ne comprendrait que certains pays de l’Union ?

Non. Si nous avions créé un Conseil de sécurité européen au début, il y aurait un noyau dur. Mais nous ne l’avons pas fait, et il est aujourd’hui trop tard. Cela fait 25 ans que nous parlons d’un noyau dur. Mais tout le monde veut être dedans, personne ne veut être dans l’écorce molle. Alors, comment fait-on ? On a permis à certains pays qui veulent avancer plus loin de faire des coopérations renforcées. Cela a même été introduit dans un traité oublié, celui d’Amsterdam. Mais cela ne fonctionne pas. Il faut donc en revenir à l’idée d’une initiative qui serait prise par quelques pays conscients qui diraient : ” Maintenant cela suffit. Il faut avancer, indépendamment des traités “. Mais je ne conseillerais pas d’appeler ce groupe de pays le ” noyau dur “, parce que cela réveillerait une question institutionnelle dont on ne sortirait pas.

Nous avons besoin d’une “Europe-puissance” qui puisse se faire respecter, défendre ses intérêts vitaux, son mode de vie, ses valeurs.

Il faudrait repartir de la phrase importance qu’a dite l’an dernier Madame Merkel au sujet des Etats-Unis : ” Nous ne pouvons plus leur faire confiance, nous devons prendre notre destin en main “. Mais ni les menaces et les insultes de Donald Trump, ni les cyberattaques énervantes de la Russie, ni le comportement de la Chine, ni l’instauration d’un système de traite d’êtres humains en Afrique ne provoquent de réactions en Europe. Sur la question migratoire, nous avons lancé Schengen en 1985 et nous n’avons même pas une interconnexion efficace de toutes les données des différentes polices !

Cette impuissance, c’est la faillite du politique ?

Non, c’est que nous avons pensé pendant des décennies : vivre des dividendes de la paix. Pour changer cela, il faut que les dirigeants changent de langage. Beaucoup de formules peuvent être utilisables. Et notamment pour parler aux gens qui ne sont pas convaincus jusqu’à maintenant de la nécessité d’avoir une Europe, et une Europe puissante. Il faut parler vrai. Non pas pour alarmer et semer la panique, mais pour provoquer une réaction. En matière de défense, nous pourrions, par exemple, créer non une armée européenne, mais un pôle européen au sein de l’Alliance atlantique. En matière technologique, nous devrions, pour répondre à la peur d’être mangés par les Gafa américains et leurs équivalents chinois, créer ce type d’entreprises chez nous. La Silicon Valley est remplie de mathématiciens européens.

Il y a un grand débat au niveau de la géopolitique mondiale : les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance mondiale, le monopole du pouvoir, donc des idées et des valeurs. Mais il y a une thèse plus radicale, soutenue par de nombreux grands penseurs asiatiques et, parmi eux, le Singapourien Kishore Mahbubani : ils disent que nous vivons la fin de la ” parenthèse occidentale “. Le fait que l’Occident ait contrôlé le monde pendant trois ou quatre siècles est étonnant, mais cela a pris fin. Nous ne pouvons donc pas nous accrocher à ce qui a été tenté avant. L’atterrissage est assez rude. Mais la lucidité est une condition préalable. Il faut un choc mental, un choc sémantique, un choc pédagogique pour que les gens prennent conscience que le monde est plus difficile que ce qu’ils ne croyaient mais que l’on peut trouver des solutions.

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