“Prospérité glacée”: la Sibérie sauvera-t-elle la Russie?

Eric Hoesli, professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. © PG

La Sibérie est déjà le moteur économique du pays, avec son gaz et son pétrole. Mais elle pourrait apporter beaucoup plus, avec le développement de la voie nord de navigation et l’exploitation de l’Arctique. Eric Hoesli, auteur d’un remarquable ouvrage sur la région, l’explique à “Trends-Tendances”.

Sans la Sibérie, point de Russie. Tous les économistes qui suivent ce pays le savent, Moscou dépend étroitement de sa production de gaz, de pétrole, de ses matières premières comme le nickel ou le palladium. ” Ce sont de loin les premiers revenus du pays, on peut même circonscrire davantage la zone pour le pétrole et le gaz : c’est la Sibérie occidentale et la péninsule de Yamal (ou Iamal), au nord du cercle arctique “, explique Eric Hoesli, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.

Eric Hoesli a publié un livre remarquable sur la conquête de la Sibérie par la Russie (1), qui raconte les siècles d’expéditions, les goulags, les découvertes gazières et pétrolières qui ont développé cette région plus grande que l’Europe ou les Etats-Unis, et qui compte 36 millions d’habitants. C’est l’équivalent, moins connu, de la conquête du Far West américain, une Californie inversée.

A la recherche de plans du Goulag, à Vorkuta, avec un chercheur-archiviste local.
A la recherche de plans du Goulag, à Vorkuta, avec un chercheur-archiviste local.© PG

Une bénédiction et un souci pour Vladimir Poutine

La Sibérie est à la fois une bénédiction et un souci pour Valdimir Poutine. Le président russe n’ignore pas le prix de la dépendance au gaz et au pétrole, des matières premières dont la chute des cours avait pesé lourd dans l’effondrement du communisme et de l’URSS en 1991. ” La Russie cherche à sortir de cette dépendance extrême sans y parvenir encore, malgré tous ses efforts, nous explique Eric Hoesli. Elle craint la maladie néerlandaise ( en leur temps,les Pays-Bas ont trop dépendu des exportations de gaz, Ndlr), qui menace les économies monoressource. Quand on dispose d’une ressource telle que le pétrole, cela détermine le cours de la monnaie, les exportations, le comportement des élites. Qui a envie de s’échiner à construire une entreprise dans un autre secteur alors que vous êtes immédiatement à l’aise en fournissant l’industrie pétrolière ou gazière ? ”

La Russie résiste mieux que l’URSS aux crises des matières premières. ” Elle a tenu le choc énorme de la crise de 2008, et aussi celle de 2014 avec l’annexion de la Crimée et des sanctions internationales, grâce à deux fonds souverains, poursuit Eric Hoesli. L’un d’eux a été épuisé pour financer le budget public pendant ces périodes. ”

Cette dépendance est récente, car ” ces découvertes sont tardives, elles datent de la fin du 20e siècle. Nous sommes encore dans une phase de prise de conscience et de découverte. Avec des conséquences politiques : que fait-on de ces revenus, comment les redistribuer ? Beaucoup de questions sont encore liées à cette phase d’élan et de découverte. ”

Eric Hoesli, qui parle russe, a beaucoup voyagé pour glaner des informations, rencontrer des historiens, des experts locaux. ” Il est fascinant de parcourir les villes nouvelles créées dans les années 1970 ou 1980 autour de ces secteurs. Les habitants y connaissent encore l’histoire de chaque bâtiment, se souviennent du moment où la garderie a été ouverte dans le quartier, qui en était responsable, quand la rue a été asphaltée. Alors que nous, Européens, nous sommes habitués à des rues portant le noms de bourgmestre du 19e siècle qui ne nous disent plus rien. Ils sont enthousiastes sur leur ville. ”

Pour les Russes, y travailler est une aubaine. ” Les revenus de villes pétrolières ou minières, comme Norilsk, équivalent à ceux de Moscou, ce sont parmi les endroits les plus favorisés dans le pays. ” Le climat y est rude. A Norilsk, ville minière, ou Sourgout, capitale pétrolière, la température en hiver y atteint les – 40 °C.

La mer de pétrole sibérien a été découverte en 1960, et le gaz en 1953. Il s’en est fallu de peu que l’URSS passe à côté de cette manne. Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Comité central du parti communiste de l’URSS, n’y croyait pas et avait le projet de construire un immense barrage au nord de la Sibérie occidentale, sur le cours de l’Ob, pour produire de l’électricité, créant un lac artificiel de 1.000 km de long dans la zone où des géologues soupçonnaient la présence de pétrole et de gaz.

La machine économique du Goulag

Une bataille souterraine a opposé les cadres du régime soviétique pro- charbon et le clan des pétroliers, qui n’avaient pas encore découvert grand-chose en Sibérie. Ce dernier a obtenu quelques mois pour démontrer que l’or noir était bel et bien là. Une course effrénée de milliers de jeunes géologues dans des zones fort peu accessibles, digne d’un film d’aventure, aboutit à la découverte, in extremis, d’un énorme gisement.

Avant cette période, la Sibérie était surtout connue pour le Goulag, qui a fermé en 1953 des camps de prisonniers hébergeant jusqu’à 2,5 millions de personnes, les ” zeks “. ” La finalité économique du Goulag a été très importante, continue Eric Hoesli. On ne comprend pas la complexité de ce système si on la limite à sa dimension punitive. Il servait aussi à fournir de la main-d’oeuvre gratuite à des chantiers et des mines dans des territoires hostiles où, à l’époque, il était difficile d’attirer de la main-d’oeuvre classique. ”

” Le système avait besoin de maintenir sa population entre 2 et 2,5 millions de personnes. Ce ‘stock’ était géré de façon arbitraire. En 1947, les peines pénales ont été décuplées pour continuer à fournir les camps en main-d’oeuvre prisonnière. ” La mémoire de ce système est encore vive. Au total, environ 25 millions de personnes ont connu les camps. Soit plus d’un sixième de la population actuelle de la Russie.

De cette période reste Norilsk. Cet ancien goulag transformé en une riche cité industrielle minière est dominé par la société Norilsk Nickel, numéro un mondial de ce métal. C’est une zone d’extraction essentielle pour équiper les batteries des voitures électriques. La ville a été fondée dans les années 1920 par Nikolaï Ourvantsev, qui a découvert toutes les richesses minérales de la zone, du platine à l’or, du palladium au cobalt (10% des réserves mondiales), ” quasi toute la table de Mendeleïev “. Il sera déporté par le régime de Staline, et reviendra à Norilsk comme prisonnier travailleur.

Pourquoi le Goulag, si précieux sous Staline, a-t-il été fermé juste après sa mort ? ” La disparition de Staline est une explication, mais le système n’était plus rentable. Il y avait de véritables batailles rangées entre des clans de prisonniers, les Ukrainiens, les Baltes, les Polonais, les Allemands, d’une cruauté épouvantable. ”

L’or contre la zibeline

La Sibérie a toujours occupé une place particulière en Russie. Le pouvoir n’était pas intéressé par ces terres glaciales et lointaines. ” Le moteur historique de l’expansion russe vers la Sibérie, jusqu’en Alaska, était la fourrure, et, surprise, quand on recherche des données historiques, on se rend compte que l’Etat russe n’y est pour rien. Ce sont des marchands, des commerçants comme les Stroganof au 16e siècle, des trappeurs, qui ont avancé en Sibérie. Ils ont tiré parti de l’appétit européen pour les fourrures. ”

” Avec la découverte de l’Amérique et l’or et l’argent qu’elle a rapportés, la bourgeoisie européenne a bénéficié d’une bulle de prospérité. Elle voulait s’habiller comme la noblesse, avec de la fourrure “, explique Eric Hoesli. La zibeline, au poil doux et dense, était appréciée et valait très cher, c’était ” l’or doux “.

L’Etat russe moderne né avec les trappeurs

La conquête de la Sibérie était donc d’abord privée. ” On a vu l’Etat russe se constituer avec sa nature spécifique. Les trappeurs avançaient, et l’Etat, qui constatait que ces peaux valent cher, les taxait. Il a veillé à utiliser les autochtones comme contribuables sans chercher à les détruire ou les anéantir, comme ce fut le cas en Amérique du Nord. L’Etat russe demandait trois à 15 peaux par an et par chasseur. Deux ou trois saisons de chasse faisaient la fortune d’une vie. ”

La Russie a laissé faire les entrepreneurs, les a suivis, taxés et ainsi agrandi son territoire jusqu’en Amérique, l’Amérique russe. Le territoire était tellement éloigné que le tsar a préféré le revendre aux Etats-Unis pour la somme de 7,2 millions de dollars en 1867 (124 millions de dollars aujourd’hui), qui l’ont rebaptisé Alaska (” grand pays ” dans une langue locale).

” Même avec le recul, c’était une décision très rationnelle, estime Eric Hoesli. La ruée vers l’or qui touchait l’Alaska allait submerger la région avec une population venant des Etats-Unis ou du Canada actuel. Les Russes n’auraient pas pu s’y opposer, c’était trop loin pour envoyer rapidement des troupes. ” Il n’y avait pas encore de Transsibérien.

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La voire maritime nord enfin ouverte

Aujourd’hui, l’Etat de Vladimir Poutine suit la même approche. Il laisse le privé exploiter les énergies, les minerais, mais garde la main. ” L’Etat contrôle la moitié de Gazprom, l’héritier du ministère du gaz de l’URSS, tout en ouvrant le marché à la concurrence. Pour le pétrole, le ministère avait été dissous, créant un chaos où les oligarques se sont installés. Le cours du baril était très bas dans les années 1990, parfois sous le prix de revient. L’Etat a progressivement repris pied avec Rosneft. Il y a encore des acteurs privés comme Lukoil. ”

La Sibérie reste encore une terre d’exploration et de conquêtes. Le pouvoir russe y développe la voie maritime Nord, un rêve de plusieurs siècles, qui économise 4.500 km pour relier l’Europe à la Chine. ” A partir du 16e siècle, des Britanniques et des Hollandais, comme Willem Barents, ont tenté cette voie “, raconte Eric Hoesli. Le passage était trop encombré par les glaces et les bateaux pas assez résistants. ” Avec le changement climatique, la voie est aujourd’hui praticable en été. Elle se développe depuis une décennie et représente 1 à 2% du trafic via l’océan Indien. Les Chinois y tiennent, car la route passe hors du contrôle de la marine américaine. Un immense chantier a démarré. ”

Il faut construire des relais pour aider la navigation, des ports, bâtir des navires. Le premier usage de la voie est le transport de gaz depuis la région de Yamal.

Exploiter l’Arctique

Cet appétit pour la voie Nord accompagne un autre grande priorité économique pour la Russie, l’exploitation de l’Arctique, surtout pour y trouver gaz et pétrole. ” Cela fait partie des priorités gouvernementales, des fonds spéciaux ont été libérés “, assure Eric Hoesli.

La Sibérie est donc le futur du pays, dont il pourrait améliorer le modeste PIB : 3.240 milliards de dollars (2017, FMI), à peine sept fois celui de la Belgique. ” La Sibérie est désormais au coeur du destin russe. Elle est indissociablement liée au développement de la Russie ou à sa chute “, écrit Eric Hoesli dans les dernières lignes de son livre.

(1) Eric Hoesli, ” L’épopée sibérienne. La Russie à la conquête de la Sibérie et du Grand Nord “, éditions des Syrtes – Paulsen, 2018, 822 pages.

Une passion de jeunesse

La Russie fascine depuis longtemps le Suisse Eric Hoesli, âgé aujourd’hui de 61 ans. ” J’ai appris la langue à partir de l’âge de 12 ans “, explique-t-il, sans se souvenir de la raison, ” Peut-être à cause de la lecture de Michel Strogoff ? “. Il s’est souvent rendu là-bas durant sa carrière de journaliste, couvrant la Perestroïka, les conflits du Caucase. Il été rédacteur en chef de L’Hebdo, a cofondé le quotidien Le Temps, dirigé les rédactions du groupe Tamedia. Il a quitté la presse en 2013 pour se lancer dans l’enseignement. A l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, il enseigne le monde russe aux futurs ingénieurs. ” Je prépare les étudiants pendant deux semaines,

nous partons ensemble durant l’été dans l’Arctique russe, explique-t-il. L’objectif

est de contribuer à la réflexion sur le changement climatique. ” Il a quitté la presse sans regret. ” L’évolution de la branche et du métier m’inquiète “, confie-t-il.

Du journalisme, il a conservé le goût de l’écriture et l’enquête sur le terrain, des intérêts mis à contribution pour rédiger des ouvrages historiques passionnants. Le premier, A la conquête du Caucase, explique les origines des tensions qui touchent régulièrement cette région. Celui sur la Sibérie lui fait suite. Eric Hoesli connaît bien

la Belgique, c’est le pays d’origine de sa mère. ” Je vais souvent à Bruxelles, c’est un peu ma ville. ” Il (re)viendra en janvier, parler de son livre à la librairie Filigranes.

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