UN MONDE FACEBOOK ?

qui encourage les gens à ne se connecter que lorsque c'est vraiment nécessaire, et à consacrer davantage d'attention à leurs communautés physiques, à leur propre corps et à leurs propres sens ? © ISTOCK

Facebook peut-il réellement participer à la création d’une communauté globale ? Dans une carte blanche, Yuval Noah Harari (*) analyse et met en perspective le manifeste audacieux de Mark Zuckerberg sur l’avenir de l’humanité.

En février, Mark Zuckerberg a publié un manifeste audacieux sur la nécessité de constituer une communauté globale et le rôle de Facebook dans ce projet. Sa missive de 5.700 mots – publiée sur sa page FB – indique que Facebook n’était plus avant tout une entreprise mais est en passe de devenir un mouvement idéologique mondial. Bien sûr, le discours est plus aisé que l’action. Pour mettre en oeuvre son manifeste, Mark Zuckerberg pourrait devoir plonger tête baissée dans un champ de mines politique, voire bouleverser le modèle économique de sa société. Il est difficile de diriger une communauté mondiale lorsque vous gagnez votre argent en capturant l’attention des gens pour la vendre à des annonceurs. Pourtant, sa volonté de formuler une vision politique est digne d’éloges. La plupart des entreprises sont fidèles au dogme libéral, selon lequel elles doivent avant tout chercher à réaliser des bénéfices, alors que les gouvernements devraient en faire le moins possible et que l’humanité devrait faire confiance aux forces du marché pour prendre les décisions vraiment importantes en notre nom. Et les géants de la technologie ont des raisons supplémentaires de se distancier de tout agenda politique paternaliste et de se présenter comme un média transparent. Avec leur immense puissance et leur amas gigantesque de données personnelles, ils veillent scrupuleusement à ne rien dire qui pourrait les apparenter encore plus à Big Brother.

La démonstration idéologique de Mark Zuckerberg commence avec quelques arguments très convaincants selon lesquels, pour reprendre ses termes, ” le progrès exige aujourd’hui que l’humanité se rassemble non seulement en villes ou en nations, mais aussi sous la forme d’une communauté globale “. Si des tribus humaines se sont agrégées pour former les nations par le passé, c’est parce qu’aucune tribu n’est capable de gérer efficacement de vastes réseaux commerciaux et de lourdes structures administratives. Prenez par exemple les anciennes tribus qui vivaient le long du fleuve Jaune. Le fleuve était leur principale ressource, mais à intervalles réguliers, il leur apportait également des inondations désastreuses ou de graves sécheresses. Aucune tribu ne pouvait résoudre ce problème par elle-même. La construction d’énormes barrages et le creusement des centaines de kilomètres de canaux ont nécessité un effort commun. Et ces tribus se sont peu à peu unies au sein d’une nation chinoise qui a été capable de réguler la distribution d’eau et de produire une prospérité sans précédent.

Renforcement des communautés locales

Au 21e siècle, les nations se trouvent dans la même situation que les anciennes tribus le long du fleuve Jaune : elles ne disposent plus du cadre adéquat pour relever les principaux défis de leur époque. Toutes les nations vivent aujourd’hui sur les rives du même cyberfleuve, dont dépend leur prospérité et qui les expose à ses dangers. Aucune nation ne peut réguler le cyberespace par elle-même. Simultanément, aucune nation ne peut réguler seule des technologies disruptives comme l’intelligence artificielle. Si le gouvernement américain interdit de confier le contrôle autonome des armes à l’intelligence artificielle, ceci n’empêchera pas les scientifiques nord-coréens de le faire. Et si les développements qui en résultent confèrent un avantage crucial à la Corée du Nord, les Etats-Unis seront tentés d’abandonner leurs propres scrupules. Dans un monde xénophobe où il s’agit de manger pour ne pas être mangé, un pays qui choisirait de suivre un chemin technologique à haut risque mais à fort rendement contraindrait de facto tous les autres à faire le même choix, parce que personne ne peut se permettre de rester à la traîne. Afin d’éviter un tel nivellement par le bas, l’humanité aura probablement besoin d’une certaine forme d’identité et de loyauté globales. Mark Zuckerbeg souligne à raison que tout effort visant à construire une communauté globale doit aller de pair avec la protection et le renforcement des communautés locales. Pendant des millions d’années, les humains se sont adaptés à vivre dans des communautés intimes d’une douzaine de membres tout au plus. Et aujourd’hui encore, il est impossible à la plupart des humains de connaître réellement plus de 150 individus, quel que soit le nombre d’amis Facebook qu’ils se targuent d’avoir. Aucune nation, aucune entreprise, aucun réseau global ne peut remplacer des communautés de personnes qui se connaissent intimement. Sans ces groupes, les êtres humains se sentent seuls et aliénés. D’où le fait qu’une communauté globale ne peut réussir que si elle soutient les communautés locales. Mais ce n’est pas impossible. Si l’on peut être loyal envers sa famille et sa nation au même moment, pourquoi ne pourrait-on pas être également loyal à l’humanité ?

Le manifeste Facebook laisse des blancs. Par exemple, il se réfère sans cesse à nos ” valeurs collectives ” qui sont supposées constituer le fondement de la communauté globale. Or en 2017, l’humanité n’a malheureusement convenu d’aucune valeur collective. Et c’est la raison pour laquelle il est si difficile de construire une communauté globale. La tenue d’élections démocratiques globales n’est pas la réponse. Les gens ne se sentent liés par des élections que s’ils partagent un lien fondamental avec la plupart des autres électeurs. Les anciennes tribus du fleuve Jaune ne disposaient pas d’un socle de valeurs communes et ont été incapables de s’unir dans le cadre d’un processus démocratique pacifique. Elles ne se sont donc intégrées dans un empire unique qu’au prix d’une grande violence. Ce constat ne signifie pas que Facebook doit lever une armée. Il implique en revanche que le partage de quelques vidéos amusantes avec des chatons ne suffira pas pour créer une communauté globale efficace. Parler de ” valeurs collectives ” est trop facile. Facebook voudra- t-il effectivement citer ces valeurs au risque de s’aliéner un grand nombre d’utilisateurs et d’être confronté à des restrictions graves de gouvernements hostiles ? Si Facebook s’aventurait effectivement dans la formulation d’un socle de valeurs universelles, il bénéficierait d’un grand avantage sur les nombreuses institutions précédentes qui ont tenté de le faire. Car à la différence de l’église chrétienne des débuts ou du parti communiste de Lénine, Facebook dispose d’un véritable réseau mondial de près de 2 milliards d’utilisateurs. Mais, grand dé-savantage, c’est un réseau en ligne. Dans son manifeste, Mark Zuckerberg explique que les communautés en ligne contribuent à favoriser le développement des communautés offline. C’est souvent vrai. Mais il ne reconnaît jamais que dans certains cas, l’online porte préjudice à l’offline, et qu’il y a une différence fondamentale entre les deux. Les communautés physiques ont une profondeur que les communautés virtuelles ne peuvent espérer atteindre. Si je déménage en Israël, mes amis en ligne de Californie pourront me parler, mais pas m’apporter un bol de soupe ou une tasse de thé. Les êtres humains ont des corps. Au cours du siècle écoulé, la technologie nous a distancés de nos corps. Nous avons perdu notre capacité à être attentifs à ce que nous respirons et goûtons. Désormais, nous sommes absorbés par nos smartphones et nos ordinateurs. Nous nous intéressons plus à ce qui se passe dans le cyberespace qu’à ce qui se passe ici et maintenant. Mark Zuckerberg affirme que Facebook s’engage à ” continuer à améliorer (ses) outils pour vous donner le pouvoir de partager votre expérience “. Mais les gens pourraient surtout avoir besoin d’outils qui les connecteraient à leurs propres expériences. Au nom du ” partage de l’expérience “, les gens sont encouragés à comprendre ce qui leur arrive selon la manière dont les autres le voient. En fait, ce qu’ils ressentent est de plus en plus déterminé par les réactions en ligne plutôt que par l’expérience proprement dite. Les gens séparés de leur corps, de leurs sens et de leur environnement physique risquent davantage de se sentir aliénés et désorientés. Les commentateurs attribuent souvent ces sentiments d’aliénation au déclin de la religion et du nationalisme, mais la perte de contact avec son corps est probablement plus importante. Si vous ne vous sentez pas à l’aise avec votre corps, vous ne vous sentirez jamais à l’aise avec le monde.

Encourager la vie réelle

Jusqu’à présent, le propre modèle économique de Facebook encourageait les utilisateurs à passer de plus en plus de temps en ligne, même si cela signifiait qu’ils avaient moins de temps et d’énergie à consacrer à leurs activités hors connexion. Zuckerberg dit : ” Regarder une vidéo de notre équipe favorite ou une émission de télévision, lire notre journal ou jouer à notre jeu préféré ne sont pas uniquement du divertissement ou de l’information, mais une expérience partagée et une opportunité de rassembler des gens qui ont les mêmes préoccupations. Nous pouvons concevoir ces expériences non pas pour la consommation passive, mais pour le renforcement des connexions sociales “. Cela peut sembler prometteur, mais il est alarmant de constater que les seuls exemples concrets qui sont cités sont des activités en ligne dé-sincarnée. Qu’en est-il d’encourager les gens à jouer réellement au football ou à monter réellement à une pièce de théâtre, même si cela implique de quitter la connexion pour quelques heures ? Le modèle économique actuel de Facebook préfère le temps passé en ligne au temps passé hors connexion. Facebook peut-il adopter un nouveau modèle qui encourage les gens à ne se connecter que lorsque c’est vraiment nécessaire, et à consacrer davantage d’attention à leurs communautés physiques, à leur propre corps et à leurs propres sens ? Que penseraient les actionnaires d’un tel modèle ? Les limites inhérentes aux relations en ligne déforcent également la solution de Mark Zuckerberg en matière de polarisation sociale. Il pointe que le fait de connecter les gens et de les exposer à des opinions différentes ne résoudra pas la polarisation sociale au motif que ” montrer aux gens un article d’une autre perspective aggrave en réalité la polarisation en renforçant la perception des autres perspectives comme étrangères “. Au lieu de cela, Zuckerberg suggère que ” la meilleure solution pour améliorer le discours peut consister à inciter les gens à se connaître les uns aux autres, au lieu de connaître leurs opinions mutuelles. Si nous nous connectons avec des gens concernant ce que nous avons en commun – équipe de sport, émissions de télévision, centres d’intérêt -, il sera plus aisé de dialoguer sur ce sur quoi nous sommes en désaccord “. Mais il est extrêmement difficile de se connaître les uns les autres comme personne ” entière “. Cela nécessite énormément de temps et d’interactions physiques directes. Au-delà d’un certain point, le temps et l’énergie que vous passez pour connaître vos amis en ligne d’Iran ou du Nigéria porteront préjudice à votre capacité à connaître vos voisins d’à côté.

C’est un bon signe de voir le Léviathan des médias sociaux en appeler à une communauté mondiale. Il est en revanche plus difficile de concevoir jusqu’à quel point Facebook souhaite réellement modifier son propre modèle économique pour l’inscrire dans son idéologie. Il est impossible d’unir l’humanité en vendant des publicités. Facebook va-t-il se fendre d’un authentique acte de foi et privilégier les préoccupations sociales à ses intérêts financiers ? S’il le fait – et réussit à éviter la faillite -, ce sera une révolution capitale. Les premiers gourous de la Silicon Valley voyaient Internet comme un outil de révolution sociale plutôt que de profits financiers. Ces dernières années, leur vision semble avoir été distordue. Zuckerberg pourra-t-il rendre sa grandeur à Internet ? Je croise les doigts. Si une entreprise génère des profits en fournissant un service bénéfique pour la société – que ce soit en construisant des communautés, en recyclant des déchets ou en fabriquant des médicaments – pourquoi ne devrions-nous pas saluer son succès ? Mais nous aurions tort de cultiver des attentes irréalistes. Historiquement, l’entreprise n’a pas été le véhicule idéal pour entreprendre des révolutions sociales et politiques. Tôt ou tard, une véritable révolution réelle exige des sacrifices que les entreprises, leurs employés et leurs actionnaires ne veulent pas faire. C’est pourquoi les révolutionnaires créent des églises, des partis politiques et des armées. Les ” révolutions Facebook et Twitter ” dans le monde arabe ont pris naissance dans des communautés en ligne remplies d’espoir, mais une fois qu’elles ont émergé dans le monde chaotique hors connexion, elles ont été appropriées par des fanatiques religieux et des juntes militaires. Si Facebook veut réellement déclencher une révolution globale, il devra faire un bien meilleur travail en jetant un pont entre ce qui se passe en ligne et hors connexion. Facebook et les autres géants d’Internet tendent à voir les humains comme des animaux audiovisuels – une paire d’yeux et une paire d’oreilles connectées à 10 doigts, un écran et une carte de crédit. Une étape cruciale vers l’unification de l’humanité consistera à reconnaître le fait que les êtres humains ont des corps.

(*) Yuval Noah Harari est maître de conférences à l’Université hébraïque de Jérusalem et auteur de ” Sapiens : une brève histoire de l’humanité”.

FINANCIAL TIMES

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